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que le drame n’apparaît jamais, l’histoire n’est jamais prise au point où elle se raconterait d’elle-même. Burne-Jones ne nous mon trépas une malheureuse princesse garrottée, brutalisée, enfermée dans la Tour d’Airain où elle passera le reste de ses jours ; non, il nous la montre libre encore, mais inquiète, regardant de loin, au travers d’une porte, la construction et l’achèvement de la tour… Millais ne nous fait pas voir les frères d’Isabelle assassinant Lorenzo, ou bien les deux amoureux dans les bras l’un de l’autre ; mais nous assistons au festin où Lorenzo offrant une moitié d’orange à Isabelle, leurs yeux se rencontrent et, dans les regards haineux que jettent les deux frères à Lorenzo, tout le drame de Keats est contenu… Hunt n’a jamais peint l’horreur plastique du Juste crucifié, pantelant, bafoué par la canaille, avec des chairs ouvertes, des plaies vives, pleurant du sang : il a resserré tout le drame de la Passion dans le geste de la Mère apercevant l’ombre d’une croix sur un mur… C’est, en peinture, le procédé de ces nouveaux dramaturges qui font des pièces où il ne se passe rien, où toute l’action se réduit à la conversation d’un vieillard aveugle et de ses filles autour d’une table, où les drames sont prévus et non vus, les événemens pressentis plutôt que ressentis, où les seuls acteurs actifs sont les sentimens, et la seule scène agitée, l’âme du personnage.

Ainsi, dans la peinture anglaise, il y a toujours un sujet, et presque toujours ce sujet est envisagé par son côté le plus intime. Si vaste, si universel soit-il, nous le voyons se refléter dans l’expression d’une ou de deux figures, — comme on voit, dans un dessin fameux d’Hokiusaï, la grande montagne du Fuji-Yama se reproduire tout entière dans un petit miroir. Madox Brown, voulant peindre la grande émigration de 1852, n’a pas jeté sur une toile de six pieds une foule de malheureux, dans un encombrement de paquets et de valises : il a mis, dans une barque, deux jeunes époux, avec leur premier-né, regardant tristement fuir les rivages de la marâtre patrie. Rarement les Anglais peindront une bataille, une fête, une foule agitée, passionnée et débordante ; leurs peintres médiocres abordent seuls de tels sujets. Tandis qu’en France, si nous voulons citer les grandes œuvres du siècle : de David, de Géricault, de Gros, de Delacroix, de Decamps ou même, plus près de nous, de MM. Flameng, J.-P. Laurens, Cormon, Puvis de Chavannes, ce sont toujours des ensembles, des groupemensqui se présentent à nos yeux, si nous évoquons les meilleures toiles de Rossetti, de Watts, de Burne-Jones, de Millais, même de Walker ou d’Orchardson, ce sont des monologues, des duos, tout au plus des trios qui percent la brume de nos souvenirs : Beata Beatrix,