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d’objections venues des Tuileries, il s’était résigné à suspendre ce projet mais sans y renoncer, et l’avait repris sans l’exécuter. La maladie affaissait son corps et le fatalisme son âme ; l’une et l’autre le réduisaient à ce lamentable état où, l’intelligence gardant toute sa vigueur, la volonté a perdu toute son énergie. Il était comme le médecin consultant de ses malheurs, et s’ordonnait des remèdes qu’il n’avait pas la force de prendre. Cette inertie s’était prolongée jusqu’au 13 août : il comprit alors qu’il lui restait un seul moyen d’accomplir ses desseins, c’était d’en confier à un autre l’exécution, et enfin il abandonna le titre d’un pouvoir qu’il n’exerçait pas. En remettant l’armée de Metz à Bazaine, il la lui confia avec l’ordre formel de la ramener sans retard à Châlons. Le 14, le maréchal, pressé par lui, avait donné ordre à ses troupes campées à l’est de Metz, de passer la Moselle pour commencer la retraite. Mais le temps perdu par nous avait été employé par l’ennemi, et au moment où la plus grande partie de l’armée était déjà sur la rive gauche du fleuve, l’arrière-garde, attaquée sur la rive droite, avait dû combattre et toute l’armée suspendre sa retraite. Dans cette rencontre de Borny, les Allemands furent repoussés ; ils ne renouvelèrent pas l’attaque le lendemain. La journée du 15 fut employée par nous à rétablir l’ordre de marche que le combat du 11 avait troublé. Et le 16, au matin, au moment où l’armée se préparait à suivre la route de Verdun, son arrivée dans cette ville paraissant certaine, l’empereur avait précédé les troupes, de Verdun le chemin de fer l’avait amené à Châlons, il arrivait au camp dans la soirée.

Le prince Napoléon l’accompagnait, vivant contraste. Autant l’empereur, en face du sort adverse, demeurait dans le silence et dans l’incertitude, qui est le silence de la volonté, autant le prince, vigoureux d’esprit et de corps, opposait de mouvement, de paroles et d’idées à la mauvaise fortune. Les énergies qui étaient le don de sa race et l’embarras de son rang s’étaient, au cours de sa vie, le plus souvent dépensées, faute de mieux, en scandales ou en boutades ; on avait ainsi qualifié son opposition à la guerre de 1870, et, les premiers jours de la campagne, il avait joué l’ingrat personnage de prince sans crédit et de général sans emploi. Nos revers avaient rétabli son influence, il en avait usé pour donner quelques sages conseils. Sa parenté et son caractère lui rendaient plus facile qu’à tout autre de dire à l’empereur la vérité quand la vérité était pénible, et l’empereur savait gré à l’homme qui ne craignait pas de lui déplaire pour le servir. Le prince était donc en ce moment écouté plus que personne, et mieux que personne il réussissait à arracher, par l’affectueuse brusquerie de ses allures,