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il n’a pu encore vaincre la résistance que lui oppose un contre-courant régionaliste presque aussi puissant que lui.

Comme toutes choses en ce pays, la lutte de ces deux tendances se poursuit déjà depuis longtemps et vient de très loin dans l’histoire. Les partisans de la centralisation se recrutent surtout dans le Conseil fédéral et dans l’Assemblée fédérale où, en fait, prédomine encore l’influence des anciens cantons directeurs de Zurich et de Berne. Le siège de l’opposition, la place forte du régionalisme est dans les cantons ruraux, alpestres et forestiers, dans les cantons primitifs, dans les cantons à landesgemeinde, à démocratie directe. On le répète aussi, le courant centraliste et le courant régionaliste ont, l’un et l’autre, capté de la force aux courans religieux qui traversaient l’ancienne Confédération ; l’un au protestantisme et à l’indifférence ou à la libre-pensée, de toute philosophie et de toute secte ; l’autre au catholicisme, conservé pur et vivace au fond des campagnes, en plusieurs cantons, historique et social, véritable institution qui s’y confond avec les institutions politiques et économiques elles-mêmes.

C’est ce qu’il y avait dans la proposition sur laquelle le peuple suisse a été, par voie d’initiative, appelé à voter tout dernièrement, de répartir entre les cantons, au prorata de leur population, une certaine somme provenant du produit des droits de douane : le cantonalisme y prenait, plus ou moins franchement, l’offensive contre la centralisation ; et, plus ou moins ouvertement, la démocratie directe attaquait la démocratie représentative. Du fait que la centralisation a ses protagonistes surtout dans le Parlement fédéral et le cantonalisme, ses défenseurs surtout dans les cantons ruraux, à landesgemeinde, la politique actuelle, en Suisse, se présente sous une autre face. On est autorisé à dire qu’une bataille y est engagée, qu’il y a conflit entre le régime parlementaire et la démocratie directe.

Le phénomène n’est pas nouveau. Voilà une cinquantaine d’années que le célèbre historien Grote le prévoyait dans ses Sept lettres sur les récens événemens politiques de la Suisse. Avec une perspicacité remarquable, il en marquait le sens et la portée[1]. Grote discernait clairement « que les gouvernemens vraiment populaires, loin de mériter le reproche d’inconstance, se caractérisent quelquefois par une extrême ténacité

  1. L’occasion lui en était fournie par une clause de la constitution cantonale de Lucerne, d’après laquelle toutes les lois discutées dans le Conseil législatif devaient être soumises au vote des citoyens de tout le canton, pour obtenir leur sanction souveraine ou échouer devant leur veto. « C’était une invention du parti ultra-catholique, et elle avait pour but de neutraliser l’opinion des catholiques libéraux, en les assujettissant à l’opinion moyenne de toute la population cantonale.