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en fait, l’inégalité des conditions aussi réduite qu’elle peut l’être ; le sentiment de la liberté, vif et frais comme la brise des Alpes ; des lois très simples et toutes droites, faites par tous, intelligibles pour tous et que tous sont capables d’appliquer, — voilà sûrement les caractères d’une extrême démocratie, mais il y a plus, et quelques-uns de ces caractères sont justement ceux d’une démocratie historique, les marques et comme les titres, le certificat d’identité d’une démocratie si ancienne dans ses formes, qu’il n’y a point d’exagération à l’appeler une démocratie primitive.

Si l’on remonte dans le passé de ce pays, bien avant qu’ait été créé le canton actuel des Grisons, que voit-on ? Un État souverain, formé de trois ligues dont chacune a gardé une part de souveraineté ; né d’un serment, comme la Confédération elle-même, du serment juré sous l’érable de Trons, au commencement du XVe siècle ; prospère dès le XVIe siècle, adulte, constitué, pourvu, au XVIIe siècle[1], d’un gouvernement qui, depuis lors, n’a guère changé. C’était un gouvernement de trois chefs, die drei Haupter : un pour chaque ligue, un pour la Ligue Grise, un pour la Maison de Dieu, un pour les Dix Judicatures. Les trois chefs se réunissaient aussi souvent qu’il était nécessaire et, quand ils le jugeaient utile, convoquaient l’assemblée des délégués des trois ligues[2]. Chacune de ces trois ligues avait sa Diète, qui en était comme le Grand Conseil. Le district n’avait pas d’existence politique. La base de l’État était le cercle, la judicature, et, dans le cercle, l’élément vivant était la commune.

C’est ce qui distingue l’État grison de l’État moderne, ce qui lui imprime un cachet de haute originalité : la commune y tient la première place. Toute la vie publique tourne autour d’elle ; elle est l’unité morale, sociale et politique ; elle est un État en miniature ; elle est, c’est-à-dire : elle était, car tout ce qu’elle est maintenant, la commune grisonne l’était — et plus encore — dans le passé. Elle avait tous les droits et tous les pouvoirs. Elle décidait en maîtresse de ses intérêts temporels et de ses intérêts spirituels. Au temps de la Réforme, ce n’est pas l’État, ce ne sont pas les ligues, ce n’est pas même le cercle ou la judicature, qui ont été appelés à se prononcer sur la foi. Les articles d’Hanz, cette Magna Charta de la liberté grisonne, réservent à la commune les résolutions en matière religieuse[3]. La commune était, comme elle l’est maintenant et d’une propriété moins contestée encore, propriétaire

  1. Vov. Monsignor Scotti, Relalione, etc.
  2. Ibid.. p. 77-78.
  3. Les Articles d’Ilanz sont de 1522. Dans certaines communes, la religion a été choisie à la majorité d’une seule voix, que les traditions populaires attribuent, selon les cas, soit à un ange, soit à un diable.