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l’homme, tout le pays et toute la race, les Alpes grisonnes et le peuple grison.


C’est mon roc, c’est ma pierre — Ici, je pose solidement mon pied — C’est l’héritage de mon père — Et je ne le dois à personne.

C’est mon champ, c’est mon étable — C’est mon bien et mon droit — Non, je ne le dois à personne. — Je suis, ici, le roi.

Ce sont mes enfans, mon propre sang — Que le bon Dieu m’a donnés. — Je les nourris de mon propre pain — Ils dorment sous mon toit.

O libre, libre pauvreté ! — Héritage de mes pères — Je veux vous défendre avec courage — Comme la prunelle de mes yeux.

Oui, libre je suis né — Tranquille je veux dormir — Et libre j’ai grandi — Et libre je veux mourir[1] !


La « libre pauvreté », la « liberté », « libre, libre, libre ! » reviennent en ces vers comme le thème principal, comme un leitmotiv, comme l’unique pensée et l’unique désir. Ecoutez, le dimanche, à l’issue de la messe, ce que disent les hommes assis en rond tout autour de l’église ; et le dimanche soir, écoutez ce que chantent, sous la direction de leur capitaine, les Compagnies de la jeunesse. Prose très vulgaire ou poésie très noble, choses du village ou vieilles épopées, ce ne sont que des hymnes à la liberté. « Nous qui sommes enfans des rochers, nous que les vallées ont nourris, nous que les sommets ont vus naître, voudrions-nous être vassaux[2] ? »

Et comment ne pas le remarquer ? La liberté est associée à la nature : les libres rochers, les libres vallées, les libres sommets font les Grisons libres. La liberté devient pour eux comme une loi physique ou physiologique, comme une condition de l’être, et il leur serait aussi difficile de se passer d’elle que de la viande séchée qu’ils mangent, du Weltliner qu’ils boivent, du lait, du beurre et de l’air des Alpes. Associée à la nature, elle ne l’est pas moins à l’histoire : elle vient à eux, légalement, en légitime succession, du fond des temps : « C’est l’héritage de mon père. — Héritage de mes aïeux » ; et ils y tiennent d’autant plus qu’elle est à peu près tout leur bien : « Qui nous met sous un toit — En notre pauvreté ? — O libre, libre pauvreté ! » O pauvreté libératrice ! un petit peuple l’a épousée dans l’Oberalp, comme François d’Assise, autrefois, aux monts ombriens, et, comme le saint y cherchait la promesse des célestes félicités, le peuple y sait trouver le gage de l’indépendance et de la paix.

  1. Las Poesias ded Anton Huonder, edidas de Dr C. Decurtins. Squitschau à Muster, p. 10-11. — Il pur suveran. Mlle Marie de Vogelsang a donné une adaptation allemande de cette poésie de Huonder, dans une étude : Ein Rest Agrar-Collectivismus, publiée par la Monatsschrift fur Christliche Socialreform, mais il n’est pas inutile d’en donner une traduction française littérale.
  2. Id. ibid., p. 13. Gl’ ischi a Trun. (L’érable de Trons.)