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mètres plus haut plutôt encore que quelques mètres plus loin ; avec le village tout au fond, vu comme à vol d’oiseau, en raccourci, ramassé sur lui-même, entouré d’arbres si rares, si rigides, et si blanc, si vert, si luisant dans l’air transparent qu’on dirait un jouet de Nuremberg ; après avoir côtoyé le petit lac d’une couleur de plomb, qui dort d’un sommeil de marais, en ses tourbières, au sommet de la passe ; par une autre route en lacets, on redescend et l’on entre dans une vallée dont les bords, d’énormes montagnes, semblent s’avancer pour se rejoindre, écrasantes et étouffantes, noires de leurs forêts de sapins, sous l’étincelante tâche des glaciers et mouchetées, marbrées de pâturages, clairs entre deux bois sombres ; — aussitôt il tombe sur vous on ne sait quoi de grand, d’une grandeur un peu monotone et triste.

L’étroite route, le plus souvent, est, d’un côté, à pic sur des abîmes dont la séparent des bornes, mises là bien plus pour en marquer la direction, l’hiver, quand la neige s’est amoncelée, que pour arrêter les chutes, s’il s’en produisait ; de l’autre côté, elle est comme collée à de gigantesques parois de rocher, au flanc desquelles, de lieue en lieue, grimpent et s’accrochent des maisonnettes très primitives : cabanes rustiques, faites de planches longues et couvertes de planchettes carrées, que la résine, de ses larges coulées, a, pour ainsi dire, peintes en un rouge brun et qui ajouteraient encore à la désolation majestueuse du paysage, si chacune d’elles n’avait sa « chambre des fleurs » où les géraniums et les fuchsias mettent la joie de leur rouge vif. Près de ces maisons de bois, des étables de bois et des greniers de bois, construits de gros ais à peine équarris et mal joints, exhaussés et perchés sur de fortes poutres, ainsi que des habitations lacustres sur leurs pilotis, si peu fermés que le vent y circule à l’aise, gelant et raidissant les quartiers de viande qui, sans autre préparation, fourniront la nourriture de l’année.

Devant et derrière, des séchoirs à fourrages — sorte d’échelles ou de râteliers protégés par un petit toit, — tendent leurs montans comme des bras, se découpent en silhouettes étranges. Le fumier envahit les cours ; de grands porcs fauves se promènent par troupeaux, fouillant la terre du groin, ou se chauffent au soleil, nonchalamment, le ventre gonflé, avec des attitudes de bêtes mortes. Un carillon de clochettes : ce sont les vaches ou les chèvres qui viennent boire à des auges creusées dans un tronc d’arbre et semblables à des pirogues africaines ; un filet d’eau limpide y coule, en chantant, plus doucement, la chanson du torrent voisin. Des forêts, des glaciers, des rochers, des torrens, des ravins, des villages enfumés, de l’ombre, et tout à coup, comme au val Tavetsch, la nappe lumineuse des prés ou des blés :