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L’État ou le pouvoir central est, au début, assez vague, assez relâché, peu stable et comme intermittent. Il n’est pas muni de tous ses organes. Jusqu’en 1848, il n’a pas, à proprement parler, de législature, si l’on ne peut donner pour une législature la Diète, qui est toujours une réunion d’envoyés des cantons à attributions rigoureusement circonscrites, et de tout près, par un mandat impératif. Mais voici que deux nouveaux courans se forment, de l’un à l’autre desquels flotte et se trouve entraînée la Confédération nouvelle : un courant centraliste ou fédéraliste, un courant régionaliste ou plus exactement cantonaliste, n’allant pas, le premier jusqu’à l’unification parfaite, le second jusqu’à la séparation radicale, mais agissant, le premier dans le sens de l’extension, le second dans le sens de la restriction du pouvoir central. Toutefois, courans nouveaux et Confédération nouvelle jaillissent de l’histoire. Ils découlent d’elle et elle coule en eux. Le courant fédéraliste est de plus en plus puissant et le devient d’autant plus qu’il draine et canalise les anciens courans, s’en grossit et les fait servir à une même fin. On n’oserait dire qu’il les absorbe, mais il les recouvre ou il s’en recouvre suivant les cas, et notamment le courant centraliste moderne a trop souvent capté de la force à l’ancien courant religieux. Le courant allemand et le courant français s’affaiblissent lorsque, plus haut que le patriotisme cantonal, réclame sa place et s’affirme un patriotisme fédéral, le patriotisme helvétique, quand la Suisse devient assise, comme une nation parmi les nations, dans sa neutralité garantie par l’Europe. — D’une manière générale, toutes ces forces historiques, tous ces courans ne s’abîment pas, ne s’annihilent pas ; comme le Rhône, ils entrent sous terre, mais ils s’y frayent un chemin et ils en ressortent ; ils continuent leur travail séculaire dans le sous-sol de la Suisse contemporaine.

La politique suisse, en ce siècle, est affectée et dans une certaine mesure déterminée par les dix siècles de l’histoire suisse. Moins que partout ailleurs l’histoire, en Suisse, est une chose morte, et moins que partout ailleurs, elle y charrie des formes mortes. Dès 1291, la Suisse était une ligue de républiques et, de nos jours encore, elle est une république de républiques ; de nos jours, elle est une démocratie et, dès l’origine, si tous les cantons n’étaient pas également démocratiques, chacun d’eux pourtant l’était bien à quelque degré. Aucun pays, grand ou petit, n’est, dans le changement du monde, resté autant que la Suisse identique à soi-même. Hétérogène quant à sa formation géographique, aucun pays n’est, autant que ce pays, homogène de la profonde et suprême homogénéité de l’histoire.

Que, par sa constitution même, la Suisse soit une démocratie