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une passion plus grande, une violence plus provocante, une brutalité plus agressive. La majorité sans cesse attaquée, injuriée, outragée, le gouvernement accusé des pires complicités, ont bien été obligés de faire face à un ennemi qui fonçait sur eux avec une impétuosité révolutionnaire. À la place des colères politiques qui ont rempli les vingt premières années de la République, on a vu se dresser à la tribune le spectre de la haine sociale. Les pires accusations n’ont plus été dirigées seulement contre des hommes, ni même contre des partis, mais contre des classes entières de citoyens. Le soupçon est une arme moins directe, mais encore plus malfaisante que l’accusation, parce qu’elle est plus vague et qu’elle s’étend sur plus de têtes à la fois : on ne s’est pas fait faute de l’employer. S’il fallait indiquer d’un mot le caractère de la session qui vient de finir, nous dirions qu’elle a appartenu au parti socialiste. Le socialisme existait auparavant, mais il n’avait pas pris consistance parlementaire dans un groupe résolu, sans ménagemens, sans scrupules d’aucune sorte. Là est le phénomène nouveau dont il a bien fallu tenir compte, et il faudra le faire toujours davantage. Le socialisme essaie aujourd’hui de tout envahir. S’il trouve à la Chambre la tribune la plus retentissante du pays et s’il s’en empare, ce n’est pas pour s’y confiner. Il a des journaux, il multiplie les brochures, il se manifeste dans de nombreuses conférences, il rédige même des almanachs que l’on trouve, en ce moment de l’année, à tous les étalages des libraires. Tous les moyens lui sont bons, mais les plus violens lui paraissent les meilleurs. Il a renoncé à agir par la simple persuasion, et ses représentans à la Chambre ont répété à maintes reprises qu’ils connaissaient trop l’histoire pour ignorer que les grandes révolutions se font par la force. Aussi est-ce de la force publique qu’ils prétendent s’emparer.

Si on dépouille, en quelque sorte, l’année 1894 des événemens divers, et quelquefois tragiques, dont elle a été le théâtre, l’entrée du socialisme sur la scène parlementaire en restera donc le trait essentiel. Faut-il voir dans l’élection de M. Henri Brisson au fauteuil de la présidence un succès, ou plutôt le premier succès de ce parti ? Non, assurément. Bien que cette élection soit très regrettable, ce serait en exagérer et en dénaturer la signification que de lui attribuer celle-là. Il est vrai qu’au moment où M. Brisson a été proclamé président quelques voix ont crié à l’extrême gauche : Vive la sociale ! Mais M. Brisson, personnellement, s’est toujours défendu d’être socialiste, et, bien qu’il appartienne à la fraction radicale de la Chambre, il s’est contenté le plus souvent de voter avec les socialistes sans se confondre avec eux. Ses affinités politiques sont plutôt avec M. Léon Bourgeois qui, dans une occasion récente, déclarait qu’un gouvernement digne de ce nom ne pouvait pas accepter le groupe socialiste comme un des élémens constitutifs d’une majorité stable. Par malheur, ce ne sont là que des