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pouvait vivre quelques années encore, il espérait bien apprendre à aimer d’écrire. » Hélas ! ce bonheur ne devait pas lui être donné. En juillet dernier, souffrant de rhumatismes, il s’était acharné à finir un essai sur Pascal. Le vent d’une fenêtre ouverte l’avait glacé, et une pleurésie s’était déclarée. Encore aurait-il pu guérir, avec un peu de soin ; mais son article le tourmentait : il se remit au travail, tout grelottant de fièvre, essaya vainement d’achever une phrase, se releva, et tomba mort sur l’escalier de sa maison. Il était âgé de cinquante-quatre ans.


« Il avait, dit M. Gosse, une grande douceur naturelle, et l’humeur la plus égale. Je ne sais guère qu’un seul sujet qui fût capable de l’irriter : c’était le souvenir d’un acte de vandalisme naguère commis à Oxford, et dont il avait été quelque peu responsable. Le collège de Brasenose possédait un groupe en bronze, Caïn et Abel, qui était une œuvre authentique de Jean de Bologne. Un beau jour, ce groupe cessa de plaire, et les autorités du collège le vendirent au poids du bronze, sans que Pater levât le doigt pour empêcher cette profanation. Et dans les dernières années de sa vie c’était un sûr moyen, pour l’agiter, de lui demander « s’il n’y avait pas eu jadis à Brasenose un groupe par Jean de Bologne ? » Si enfoncé qu’il fût dans sa rêverie, aussitôt Pater se redressait, et répliquait d’un ton aigre : « C’était une œuvre absolument sans intérêt, n’en doutez pas ! »

Je ne résiste pas au désir de citer encore l’anecdote suivante : « Un jour, dans un examen, Pater fut chargé de lire les dissertations anglaises des candidats. Quand le jury se réunit pour recueillir les notes, on s’aperçut que Pater n’en avait donné à personne. — « En effet, déclara-t-il, il n’y a pas une de ces copies qui m’ait frappé ! » — Il fallait bien cependant les classer, et un des collègues de Pater se mit à lui lire les noms des divers candidats. Mais à chaque nom il secouait la tête. — « Non, murmurait-il, je ne me rappelle pas ! » — Enfin le lecteur cita le nom d’un candidat appelé Sanctuary. Et l’on vit le visage de Pater s’éclairer tout à coup : — « Oui, dit-il, celui-là je me le rappelle ; j’ai beaucoup aimé son nom ! »

Mais je me suis déjà trop attardé sur ce doux rêveur qui, plus que personne, a toujours aimé à cacher sa vie. C’était un homme d’un autre temps. Il avouait à ses amis qu’il ignorait complètement l’œuvre de la plupart de ses contemporains, de M. R. L. Stevenson, par exemple, ou de M. Rudyard Kipling. Je ne crois pas qu’il ait exprimé jamais une opinion politique. M. Gladstone, sans doute, n’était pour lui qu’un médiocre commentateur d’Homère, et un théologien plus brillant que sérieux.