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avait besoin de beaucoup de temps pour voir, et aussi pour comprendre. Mais ce qu’il avait vu, ce qu’il avait compris, se gravait désormais en lui avec une précision extraordinaire : à vingt ans d’intervalle, des paysages qu’il avait aimés restaient présens devant ses yeux. C’est de quoi, malheureusement, ses professeurs de collège ne pouvaient guère se douter : et il ne paraît point que Pater ait cessé jusqu’au bout d’être pour eux un élève médiocre. Il ne fut guère autre chose encore à Oxford, où il vint ensuite en qualité de boursier. A grand’peine, après quatre ans de séjour, il obtint un diplôme du second degré. Ni lui-même ni personne autour de lui n’aurait alors supposé qu’il dût être bientôt l’une des gloires d’Oxford.

C’est pourtant ce qu’il fut : car son nom est lié pour toujours à celui d’Oxford. Non point qu’il se soit jamais montré un professeur brillant : à peine si sa timidité naturelle lui permettait d’enseigner. Mais c’est à Oxford qu’il a pour ainsi dire passé toute sa vie ; et d’année en année son influence s’y est fait sentir davantage. Il était un peu dans la vieille ville universitaire ce que devait être Fra Angelico dans son couvent de Florence. On désignait du doigt aux visiteurs les fenêtres de la chambre où il travaillait. On vantait la pureté de sa vie, son indifférence aux agitations du dehors ; on le vénérait de vivre là dans le silence et le recueillement, tout occupé à servir la cause sainte de l’art. Et combien de braves et solides jeunes gens qui, pour l’avoir seulement approché, se sont voués à la vaine poursuite d’un idéal chimérique !

C’est en 1864 que Pater, son diplôme enfin obtenu, fut nommé fellow au collège de Brasenose, un des plus importans de l’Université d’Oxford. Et ce n’est que deux ans après, en 1866, à vingt-sept ans, qu’il écrivit son premier Essai. Il prit pour sujet Coleridge, le célèbre poète et métaphysicien. Mais, chose singulière, c’est du métaphysicien seulement qu’il s’est occupé ; et pas une ligne, dans l’essai, ne rappelle que Coleridge a été un maître écrivain. Il paraît d’ailleurs certain que les questions littéraires et artistiques n’avaient encore, à ce moment, aucun intérêt pour Pater. La métaphysique et la logique l’absorbaient tout entier. Son Essai sur Coleridge n’est même rien de plus qu’une froide et correcte dissertation de collège, le travail d’un consciencieux étudiant de philosophie. Aucune trace, dans le style ni dans les images, du délicieux poète qu’allait être Pater.

Le sens de la poésie et le goût de l’art lui vinrent par l’intermédiaire de Gœthe, qu’il eut, quelque temps après, l’occasion d’étudier. Son âme naturellement religieuse apprit de ce maître à chercher dans la beauté l’absolu dont elle avait soif. Et lorsque, en 1867, le jeune philosophe publia dans la Westminster Review son essai sur Winkelmann, tous les