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jamais pris la peine de se corriger des siens ; il les considérait comme des forces élémentaires, qui l’avaient puissamment aidé à se frayer son chemin dans le monde.

Dès le 27 novembre 1891, M. de Caprivi s’était plaint avec raison du mauvais vouloir qu’on lui témoignait, des intrigues, des sourdes menées qui se tramaient contre lui : « Il y a dans l’air comme un bacille de l’inquiétude ; plus d’un journal raisonnable se livre à la culture de ce microbe à l’état de pureté. » On prétendait que se sentant inférieur à sa place, il était dégoûté, découragé, qu’il allait quitter la chancellerie pour prendre le commandement d’un corps d’armée. Il répondait qu’il n’était ni las ni fourbu, qu’il demeurerait à son poste aussi longtemps qu’il plairait à son auguste maître de l’y maintenir. Il ajoutait, le 22 janvier 1892 : « C’est un des signes caractéristiques des épidémies de mécontentement que, lorsqu’on ne peut reprocher à un gouvernement des péchés positifs, on recourt aux suppositions et on lui dit : « Vous êtes de si piètres gens que les péchés que par miracle vous n’avez pas commis jusqu’aujourd’hui, vous les commettrez sûrement demain. »

Les griefs qu’on pouvait avoir contre lui étaient fort contradictoires. Les libéraux lui rendaient la justice qu’il n’était jamais aigre dans ses paroles, acerbe dans ses réprimandes. Mais ils lui en voulaient d’avoir adopté toutes les doctrines de son prédécesseur ; ils le traitaient de Bismarck poli, commode à vivre, mais sans prestige, et se plaignaient que le nouveau cours ressemblât trop à l’ancien. C’était la même chanson, la musique seule était différente, et c’est la chanson qu’on aurait voulu changer. Les bismarckiens, au contraire, accusaient ce pâle imitateur de leur dieu d’avoir remplacé une méthode que le succès avait consacrée par une autre qui ne valait rien. Ils taxaient sa modération de faiblesse, sa douceur tranquille de pusillanimité et d’irrésolution. Ils le blâmaient hautement des concessions qu’il avait faites aux catholiques, de ses ménagemens pour les Polonais. Non seulement ils se plaignaient qu’il eût affaibli le gouvernement, compromis le principe d’autorité, ils affirmaient que, grâce à l’étourderie de ce novice ou à sa négligence, l’Allemagne avait déchu de jour en jour, qu’elle ne dirigeait plus la politique européenne, qu’on la respectait, qu’on la redoutait moins. On lui reprochait particulièrement ses condescendances pour l’Angleterre et de s’être laissé jouer par elle dans les affaires de l’Afrique orientale, d’avoir livré Zanzibar à son insatiable rapacité. Et cependant M. de Bismarck avait écrit en marge d’un rapport de la commission du budget : « L’Angleterre est pour nous beaucoup plus importante que Zanzibar et l’Afrique orientale. » Assurément M. de Caprivi n’avait à son compte aucune action d’éclat ; les occasions lui avaient manqué. M. de Bismarck s’était tant remué, avait tant agi,