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recourir à l’assistance d’alliés douteux ou suspects. Un jour que M. Richter lui offrait son appui éventuel, il répondit qu’il éprouverait un secret malaise en l’acceptant : « Dass ihm etwas unheimlich geworden sei. » Cependant il a surmonté sa répugnance, il s’est résigné plus d’une fois à chercher du secours dans les partis qu’il n’aimait pas. « Nous prendrons, disait-il, notre bien où nous pourrons. » Sans conclure aucun pacte, il est arrivé au même résultat que M. de Bismarck. Il a su trouver une majorité pour faire passer l’important projet de la réforme militaire, et il n’a point rabroué les socialistes qui lui venaient en aide dans l’affaire non moins importante des traités de commerce. Les conservateurs l’ont accusé quelquefois de déroger à son caractère, de hanter les mauvaises compagnies ; mais avant tout il faut vivre, et quand M. Bebel vous offre quarante voix sans condition, ce serait de la démence que de les refuser.

Hormis en ce qui concerne les traités de commerce, le comte de Caprivi n’a innové en rien ; il a tendu aux mêmes fins que son illustre devancier, il a professé les mêmes principes. Mais sa méthode était différente : il a substitué la manière douce à la manière forte. Autre temps, autres mœurs. Il savait qu’on ne lui passerait pas certaines libertés qu’on tolérait au prince de Bismarck. Le génie a ses privilèges, il peut tout se permettre. Le prince traitait les ministres en sous-ordre comme de simples commis ; on sait l’horreur qu’il avait pour les délibérations en commun, pour les conférences de cabinet, pour ce qu’il appelait le régime collégial. M. de Caprivi n’avait pas l’humeur autocratique : il consultait ses collègues, se rangeait souvent à leur avis, leur laissait quelque liberté d’action. Il ne pensait pas qu’un chancelier fût tenu de tout savoir et de tout faire.

Dans les discussions parlementaires, il n’était ni blessant, ni impérieux, ni insolent ; il n’a jamais exaspéré ses adversaires par ses hauteurs méprisantes ou ses sarcasmes. A la vérité, il portait quelquefois la main à la garde de son épée : — « Nous ferons tout ce que nous pourrons, disait-il aux socialistes, pour vous ôter le droit de prétendre que nous soyons indifférens aux souffrances des classes travailleuses : nous voulons avoir à cet égard une bonne conscience ; en revanche, si par malheur les affaires prenaient une tournure sérieuse, nous vous prouverions que nous n’avons pas les mains gourdes… Je désire sincèrement que les questions sociales puissent se résoudre d’une manière pacifique : croyez bien que, s’il en était autrement, nous saurions faire notre devoir… On ne respecte, disait-il aussi, que la main qui sait frapper. » Mais il employait plus volontiers les caresses que les menaces. Il ménageait les amours-propres, il respectait les formes, il mettait de l’huile sur les plaies. Il se contentait le plus souvent de dire tranquillement des choses sensées, et aucun