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études absolument parfaites ni à exécuter des travaux uniquement irréprochables et définitifs. En Tunisie, par exemple, nous avons mis douze ans pour construire, sur tout le territoire de la Régence, douze kilomètres de chemins de fer : la ligne de Tunis à Hammam-Lif. Nous avons laissé, pendant la même période, presque toute la surface du pays inaccessible faute de routes ; les convois étaient, à la moindre averse, arrêtés faute de ponts devant de simples ravins n’ayant que quelques mètres de largeur, et cela, parce que nous ne voulons aller que de proche en proche et nous ne voulons construire que des ponts irréprochables au double point de vue de l’architecture et de l’approbation hiérarchique. Nous avons pourtant dépensé beaucoup de millions en Tunisie, sur le budget des travaux publics, au chapitre des routes ; mais ces millions ont été employés à construire avec un luxe et une précision peut-être superflus un très petit nombre de kilomètres de chemins, dans les environs de la capitale, prise comme centre unique de civilisation et d’expansion. Dans un pays où le terrain n’a aucune valeur, on a discuté longuement, à un centimètre près, l’emprise de chaque route ; on a perdu beaucoup de temps et beaucoup d’argent à creuser, le long de ces routes, des fossés, ouvrages au moins inutiles dans un pays où il ne pleut pas, mais jugés réglementaires sous le climat de France. On a fait, à grands frais, des empierremens qui ne servent qu’à estropier les chameaux, aux pieds desquels le terrain naturel convient bien davantage. On a calculé, à un millimètre près, la pente de chemins où il ne passera jamais que des piétons, des cavaliers ou des troupeaux ; on a construit, avec un luxe ruineux, qui a obligé à restreindre outre mesure l’étendue du pays desservi, des maisons destinées à des cantonniers indigènes, lesquels n’en comprennent pas l’usage, habitués qu’ils sont à dormir à la belle étoile ou sous la tente. Moyennant beaucoup de travail et beaucoup d’argent, nous sommes ainsi arrivés à avoir dans telle de nos possessions africaines, au bout de nombre d’années, plusieurs localités auxquelles on accède par des chemins ou des ouvrages d’art dont les types sont absolument conformes aux modèles réglementaires en France. Mais à côté de cela il y a les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’étendue de la colonie où l’on ne peut pas accéder du tout. Les Russes en pareil cas procèdent autrement. Ils estiment que l’essentiel est de passer, et de passer vite : à ce titre, ils exécutent le plus rapidement possible des ouvrages approximatifs répondant aux nécessités les plus urgentes, sauf à les transformer ou à les améliorer plus tard. Ils prétendent, non sans quelque raison, que, même si ces ouvrages provisoires sont impossibles à améliorer par voie de transformation, et s’il faut un jour les