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habité la terre avant les Aryas, lesquels ne devaient venir que plus tard féconder le sol par leur travail et peupler le ciel désert en y mettant les dieux.

C’est dans le Turkestan, dans ce pays dont nous allons parler, qu’on trouve les vrais Turcs primitifs : non pas, je le répète, les Turcs modernes, policés, dont l’image nous est familière et que nous rencontrons parfois sur les boulevards des villes d’Europe, coiffés du fez et vêtus de la stambouline, laquelle ressemble déplorablement à une redingote ; mais les Turcs nomades, féroces, pillards, toujours à cheval, étrangers à toute civilisation, ou du moins à celle dont nous avons l’habitude. Ces Touraniens de là-bas sont encore, au XIXe siècle, des Turcs plus sauvages que ne l’étaient, dans d’autres pays, ceux du temps d’Orosmane ou de Bajazet, déjà civilisés et transformés par plusieurs siècles de migration vers l’Occident et par le contact avec des États chrétiens, sans parler de l’entremise de Racine et de Voltaire, leurs introducteurs parmi nous.

Cette race, les habitans du vieux monde européen ont depuis longtemps eu l’occasion de la connaître dans les pays qu’elle a conquis d’une façon plus ou moins durable. Il n’est peut-être pas sans intérêt d’aller l’étudier chez elle. C’est ce qu’ont fait, après les éminens orientalistes Vambéry et Radloff, de nombreux savans russes. C’est ce que nous avons fait nous-même, après bien d’autres.

Lorsque nous disons que le Turkestan ou Touran est le pays des Turcs, peut-être serait-il plus exact de dire qu’il est leur pays d’adoption ; ce n’est pas encore là leur vrai pays d’origine, du moins en ce qui concerne la partie du Turkestan située à l’ouest du Pamir, celle qui est aujourd’hui russe. Nous ne savons pas au juste, en effet, à quelle race humaine appartenaient les Scythes et les Massagètes qui, au temps de l’antiquité grecque, peuplaient ces régions. C’est seulement au Ve siècle de notre ère que nous y voyons, d’une façon historiquement prouvée, apparaître les Turcs, venant de l’est. C’est aussi seulement à cette époque qu’au dire des Annales chinoises les Hioung-Nou, que l’on peut identifier aux Huns, et les Tiou-Kiou, très probablement les Turcs, constamment refoulés par les Chinois, sont sortis des déserts de la Mongolie pour franchir les monts Célestes et s’étendre, à l’ouest, sur la Bactriane et les pays voisins.

Depuis cette époque jusqu’au XIIIe siècle, date de la grande invasion mongole de Genghiz-Khan, un courant constant de migrations turques a, presque sans interruption, jeté sur la Grande-Boukharie de nouveaux envahisseurs sortis de la Chine septentrionale. Après s’être mis d’abord comme mercenaires au service