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jour les ruses nouvelles dont ses capitaux pourraient être victimes, est porté, semble-t-il, avoir l’espèce humaine par ses pires côtés. C’est du moins l’opinion que j’exprimais à l’un d’entre eux, après avoir égrené la litanie des choses vilaines et douloureuses qui lui passaient sous les yeux : politiciens battant monnaie avec leur signature, négocians lançant des traites fictives, importateurs produisant de faux connaissemens, warrants à double et triple exemplaire, servant à escroquer des prêts à trois ou quatre maisons.

— Il est vrai, me répondit-il ; cependant j’ai vu dans mon métier des actes d’une délicatesse bien touchante. Laissez-moi vous citer le suivant : Un officier de marine, qui avait donné sa démission pour fonder une entreprise commerciale, fut forcé, au bout de quelques années, de suspendre ses paiemens. Il demeurait redevable à notre maison d’une somme assez ronde et, quoiqu’il se refusât à rembourser même un léger à compte, je ne pus me résoudre à faire prononcer la faillite de cet homme dont le passé était irréprochable. J’en étais là, quand j’appris que mon débiteur, après avoir définitivement abandonné les affaires, venait d’être appelé à un poste officiel, et suffisamment lucratif. Je lui demandai alors de prélever sur son traitement, pour l’extinction de notre créance, une somme modeste qui témoignât de sa bonne volonté. Il m’écrivit, sur un ton furieux, que je voulais le déshonorer, que, si j’insistais, il jetterait à la rivière sa croix de la Légion d’honneur et s’y jetterait après elle. Indisposé par une réplique si disproportionnée avec ma modération, je me disposais à faire procéder à une saisie de ses appointemens, lorsque je reçus la visite d’un petit homme à la physionomie triste, malingre et décidée, qui me dit se présenter pour l’affaire de M. X… (c’était le nom du personnage récalcitrant). — Je viens, dit-il, vous offrir de payer la somme, je vous demande seulement un peu de temps. — Mais à quel titre intervenez-vous ? lui dis-je, subitement impressionné par son attitude. — Je suis le gendre de M. X… — Alors c’est par affection pour lui que vous assumez cette charge ? — Non, monsieur, je n’ai jamais eu qu’à me plaindre de M. X… — Ah ! je comprends, c’est pour votre femme et vos enfans ? Et mon intérêt grandissait, devant ce visage contracté par une sorte d’anxiété pudique. — Non, me fut-il répondu très doucement, je n’ai pas d’enfans et ma femme est morte. — Mais quel mobile vous fait donc agir ? —Oh ! monsieur, c’est très simple ; j’ai aimé la fille de M. X…, pendant dix ans. J’étais alors un pauvre pharmacien, et M. X… considérait ma demande comme inconvenante, eu égard à sa position personnelle. Quand il a été ruiné, j’ai pensé que je pourrais obtenir celle que