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puissance et l’excellence de la nature, et mettant uniquement en elle le principe et la règle de la justice, ils ne peuvent pas même concevoir la nécessité de faire de constans efforts et de déployer un grand courage pour contenir et gouverner ses instincts désordonnés. » C’est ici la vérité même. On n’est, en la reconnaissant, ni protestant, ni catholique ; on peut être évolutionniste. Que dis-je ! c’est surtout aux évolutionnistes qu’il est impossible de se former une autre idée de la nature humaine. Le sang qui coule dans nos veines n’est-il pas en effet pour eux celui qui coulait, aux temps préhistoriques, dans les veines de nos premiers ancêtres, et n’y charrie-t-il pas toujours en quelque sorte le feu de leurs instincts lubriques ou féroces ? Si l’apologétique orthodoxe a sans doute ses raisons pour n’avoir pas tiré plus de parti de cet argument, quelques partisans de l’idée d’évolution, — dont nous sommes, — y ont été en partie séduits par cet argument même. Et c’est un second point dont nous pouvons tomber d’accord : la vertu n’est que la victoire de la volonté sur la nature. Ce qui revient à dire, sans métaphore, que la volonté ne se détermine qu’en se dégageant de la nature.

Avec la même facilité nous admettrons encore que la question sociale » ne soit qu’une « question morale ». C’est le titre, aussi bien, qu’un philosophe allemand donnait naguère à l’un de ses livres, et assurément ce serait un grand point de gagné si jamais nous en comprenions toute la signification : La Question sociale est une Question morale[1]. Cela veut dire, en effet, que l’on aura beau s’en flatter, il n’existe pas, il n’y aura jamais de moyens scientifiques de détruire l’inégalité des conditions parmi les hommes, — et après tout, faut-il souhaiter qu’il y en eût ? — mais il y aura toujours, il y a toujours eu des moyens moraux d’atténuer ce que les conséquences de cette inégalité ont de plus troublant encore pour l’esprit que de douloureux pour le cœur. Cela veut dire que le « contrat social » n’est pas un contrat d’assurances, et que, par suite, aucun de nous ne saurait se décharger sur un pouvoir anonyme du fardeau de ses devoirs envers ses semblables, ni profiter des avantages de la société sans en subir ou sans en acquitter que les charges de finances. Et cela veut dire enfin qu’indépendamment des obligations de ne pas faire, il y en a pour nous d’agir, dont la première est de travailler à détruire en nous la racine de l’égoïsme, qui est notre attache animale à la vie… Mais je ne traite pas ici la « question sociale, » et il me suffit d’avoir indiqué ce que l’on veut dire quand on la

  1. Th. Ziegler, Die soziale Frage eine sittliche Frage, 1890.