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Thérèse à Londres, son enthousiasme inquiet se transforme en folie mêlée de ruse. Placez Joanna Southcote à Rome, elle y fonde un ordre de Carmélites aux pieds nus, prêtes à souffrir le martyre pour l’Église[1]. » Ou en d’autres termes, faute d’être un gouvernement, le protestantisme, dont on est convenu d’admirer la souplesse, perd à jamais ses moindres hérétiques, mais le catholicisme, dont on a si souvent méconnu la « plasticité », absorbe d’ordinaire, annule, et parfois réussit à utiliser les siens, parce qu’il est un gouvernement. N’est-ce pas peut-être une grande chose, pour gouverner, que de commencer par être un gouvernement ?

Étant un gouvernement, il est aussi une « doctrine, » et une « tradition », dont j’ai connu récemment toute la force en lisant le dernier écrit de Tolstoï sur la Guerre et l’Esprit chrétien. Combien, me disais-je, le catholicisme n’a-t-il pas été sage, et politique même, en refusant toujours de livrer l’Écriture aux interprétations du sens individuel ! Car il est écrit : « Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfans, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » Oui, cela est écrit. Et il est écrit ailleurs : « Je vous le dis encore une fois, il est plus facile qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille qu’un riche entre au royaume des d’eux. » Mais si la lettre de ces paroles n’est pas développée par l’esprit de la tradition, quel effet ne produiront-elles pas sur un humble lecteur—infimæ sortis, pauperculæ domus — puisqu’elles ont fourvoyé dans ce dédale d’erreurs le plus grand écrivain de la Russie contemporaine ! J’entends maintenant ce qu’on voulait dire autrefois quand on réduisait toute la querelle entre protestans et catholiques à la « matière de l’Église ». La notion même et, pour ainsi parler, le concept d’une Écriture ou d’un Livre ne se sépare pas de l’institution d’une autorité qui l’explique. « Eh quoi ! disait déjà saint Augustin, tandis qu’il n’est pas de science ou d’art si faciles qu’ils ne réclament un guide et un maître, la religion, seule au monde, n’aurait pas besoin qu’on l’enseigne et qu’on la dirige ! » Se peut-il rien de plus contradictoire ? Qui ne voit que si l’Écriture était assez claire de soi pour toute intelligence, elle ne contiendrait rien qui surpassât les lumières de l’homme, auquel cas nous n’avions pas besoin d’un Dieu pour nous la « révéler ? » Mais si la « révélation » était entière, et qu’elle n’eût pas besoin d’être perpétuellement éclairée comme d’en haut, alors nous serions Dieu lui-même. Le protestantisme a sans doute « la raison »

  1. Macaulay, Essais philosophiques, trad. G. Guizot, p. 275.