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quelle mesure nous y sommes asservis. Cependant c’est justement ce que nous ignorons, et je crains qu’on ne doive ajouter : c’est ce que nous ignorerons toujours. Sommes-nous nos maîtres ? ou sommes-nous les esclaves de quelque « force majeure » ? Nous acheminons-nous vers quelque but apparent ? ou l’histoire n’est-elle que le « lieu », pour ainsi parler, du désordre et de l’incohérence ? Ni la paléographie, ni la diplomatique, ni l’archéologie ne nous ont donné là-dessus de réponse. Elles nous en devaient une, pourtant, si nous ne les avions inventées, selon l’expression de Renan, que pour constituer la science des « produits de l’esprit humain, » et si cette science n’avait d’objet que d’augmenter, que de préciser, que de « théorétiser » notre connaissance de l’homme. « Quand on écrit sur les maîtres de Ninive, ou sur les Pharaons d’Egypte, on peut n’avoir qu’un intérêt historique ; mais le christianisme est une puissance tellement vivante et la question de ses origines implique de si fortes conséquences pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait plaindre l’imbécillité des critiques qui ne porteraient à ces questions qu’un intérêt purement historique. » Ces paroles sont de J. F. Strauss[1]. Mais nous dirons, nous, que, même quand on écrit sur « les Pharaons d’Egypte » ou sur « les maîtres de Ninive » on est tenu d’une autre obligation, plus haute, mais non moins rigoureuse, que de rétablir la succession des rois pasteurs ou de décrire avec exactitude le palais de Khorsabad. Si c’est donc l’obligation à laquelle nous avons vu depuis cinquante ou soixante ans les sciences historiques s’efforcer de se soustraire, il ne faut pas qu’elles s’étonnent de se l’entendre quelquefois reprocher. Le zend ou l’assyrien n’ont pas été créés pour qu’on les enseignât dans une chaire du Collège de France ou de l’Université de Berlin ; l’érudition n’a pas son objet en elle-même ; et de même que les sciences juridiques ne sauraient se détacher d’une philosophie du droit, les sciences historiques ne sont qu’une curiosité vaine, si leurs moindres recherches ne tendent pas à la philosophie de l’histoire.

Si ce ne sont pas là des « banqueroutes » totales, ce sont du moins des « faillites » partielles, et l’on conçoit assez aisément qu’elles aient ébranlé le crédit de la science. Qui donc a prononcé cette parole imprudente « que la science ne valait qu’autant qu’elle peut rechercher ce que la religion prétend enseigner ? » et encore celle-ci, « que la science n’a vraiment commencé que le jour où la raison s’est prise au sérieux et s’est dit à elle-même : Tout me fait défaut, de moi seule me viendra mon salut ? »

  1. Nouvelle Vie de Jésus, préface de l’auteur, p. IX.