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à la question de savoir d’où nous venons, et la théorie de l’évolution ne nous en donnera jamais. Ni l’anthropologie, ni l’ethnographie, ni la linguistique ne nous en donneront non plus jamais une à la question de savoir ce que nous sommes, et soutiendront-elles, par hasard, qu’elles ne nous l’ont jamais promis ? Il serait trop aisé de montrer qu’elles ne se sont pas proposé d’autre objet. « Je suis convaincu, — a dit Renan, — qu’il y a une science des origines de l’humanité qui sera construite un jour non par la spéculation abstraite, mais par la recherche scientifique… Quelle est la vie humaine qui, dans l’état actuel de la science, suffirait à explorer tous les côtés de cet unique problème ?… Etsi l’on ne l’a pas résolu, commentaire qu’on sait l’homme et l’humanité »[1] ? Mais nous pouvons être assurés aujourd’hui que les sciences naturelles ne nous le diront pas. Ce que nous sommes en tant qu’animal, elles nous l’apprendront peut-être ! Elles ne nous apprendront pas ce que nous sommes en tant qu’homme. Quelle est l’origine du langage ? quelle est celle de la société ? quelle est celle de la moralité ? Quiconque, dans ce siècle, a tenté de le dire, y a échoué misérablement ; et on y échouera toujours, et toujours aussi misérablement, parce que, ne pouvant concevoir l’homme sans la moralité, sans le langage ou en dehors de la société, ce sont ainsi les élémens mêmes de sa définition qui échappent à la compétence, aux méthodes, aux prises enfin de la science. Ai-je besoin d’ajouter qu’à plus forte raison les sciences naturelles ne décideront pas la question de savoir où nous allons ? Qu’est-ce que l’anatomie, qu’est-ce que la physiologie nous ont appris de notre destinée ? Elles nous avaient cependant promis de nous expliquer, ou de nous révéler notre nature, et, de la connaissance de notre nature, devait suivre celle de notre destinée. C’est en effet sa destinée qui détermine la vraie nature d’un être. Mais leurs recherches et leurs découvertes, — dont je ne méconnais pas au surplus l’intérêt — n’ont abouti finalement qu’à fortifier en nous notre attache à la vie, ce qui semble, en vérité, le comble de la déraison chez un être qui doit mourir.

Les sciences philologiques ont-elles mieux tenu leurs promesses ? Hélas ! en ce moment même, je les ai là, sous les yeux, tous ces livres, fameux naguère, où nous avons avidement cherché la réponse à nos doutes, et, en somme, qu’ont-ils établi ? Dans la philosophie de la Grèce et de Rome les hellénistes s’étaient formellement engagés à nous montrer le christianisme tout entier ! Mais ils n’ont oublié qu’un point : c’est de nous dire pourquoi, si

  1. L’Avenir de la science, p. 163.