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avec Auguste Comte et son école entière, — dans « l’état théologique », ce que j’appellerais volontiers la phase embryonnaire de la vie de l’intelligence, et peut-être quelques physiologistes ou quelques anthropologues en sont-ils encore aujourd’hui solidement convaincus. « Les religions, — lit-on dans un livre récent, — sont les résidus épurés des superstitions… La valeur d’une civilisation est en raison inverse de la ferveur religieuse… Tout progrès intellectuel correspond à une diminution du surnaturel dans le monde… L’avenir est à la science. » Ces lignes sont datées de 1892, mais l’esprit qui les a dictées est de vingt ou trente ans plus vieux qu’elles[1].

Que s’est-il donc passé depuis lors ? quel sourd travail s’est accompli dans les profondeurs de la pensée contemporaine ? et, à ce propos, parlerons-nous à notre tour de la « banqueroute de la science ». Les savans s’indignent sur ce mot, et on en rit dans les laboratoires. Car, — disent-ils, — où sont donc celles de leurs promesses que la physique, par exemple, ou la chimie n’aient pas tenues, et au-delà ? Nos sciences ne sont nées que d’hier, et elles ont en moins d’un siècle transformé l’aspect de la vie. Laissons-leur le temps de grandir ! Qui sont d’ailleurs ceux qui parlent ici de banqueroute ou de faillite ? que connaissent-ils de la science ? à quelle découverte, à quel progrès de la mécanique ou de l’histoire naturelle ont-ils eux-mêmes attaché leur nom ? ont-ils inventé seulement le téléphone ou trouvé le vaccin du croup ? C’est ce qu’on aimerait savoir avant de leur répondre. Et quand enfin quelque savant, d’esprit plus chimérique ou plus aventureux, aurait pris au nom de la science des engagemens qu’elle n’a pas souscrits, est-ce la science qu’il en faut accuser ? Le bon sens, que Descartes croyait « la chose du monde la plus répandue » est au contraire la plus rare que l’on sache, plus rare que le talent, aussi rare que le génie peut-être ; et nous avouons de bonne grâce que de grands savans en ont parfois manqué… Ainsi raisonnent ceux qui ne veulent voir dans « la banqueroute de la science » qu’une métaphore retentissante ; — et je ne puis pas dire qu’ils aient tout à fait tort.

Mais ils n’ont pas non plus tout à fait raison, et quelque distinction qu’ils essaient d’établir entre le bon sens des « vrais » savans, et la fâcheuse témérité des autres, ce qui est certain, c’est que la science a plus d’une fois promis de renouveler la « face du monde ». « Je crois avoir prouvé la possibilité, — écrivait Condorcet il y a tout juste cent ans, — de rendre la justesse d’esprit une

  1. La Religion, par André Lefèvre, p. 572, 573.