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s’effacera peu à peu dans la mémoire des hommes, où tant d’autres ruines ont été passées au compte des profits et pertes, sans que leur souvenir soulève désormais aucune passion vive. Nous ne disons pas cela pour excuser la manière dont les affaires de Panama ont été conduites, non plus que les procédés qui ont été employés à Paris même pour les soutenir. Mais ce n’est pas le moment, devant cette tombe ouverte, d’en évoquer le souvenir. Il serait peu honorable pour nous, en présence du monde qui nous regarde et qui juge les choses avec l’impartialité plus grande que donne l’éloignement, que la mort de M. de Lesseps nous rappelât seulement Panama : elle doit aussi et surtout nous rappeler Suez.

M. de Lesseps a été, dans ce siècle, une force d’impulsion incomparable. Lui-même en subissait l’influence avec une intensité telle qu’il n’était peut-être pas maître d’en mesurer et d’en modérer les entraînemens. Il en était le premier possédé : il y obéissait, également incapable de la régler et de s’y soustraire. Mais, s’il n’avait pas été ainsi, aurait-il percé l’isthme de Suez? Lorsqu’on songe à toutes les difficultés qu’il a rencontrées, à toutes les résistances qu’il a vaincues, à la prodigieuse dépense de volonté qu’il a dû faire pour réaliser sa grande œuvre, il faut bien croire, comme auraient dit les anciens, qu’un génie intérieur l’agitait. Et jamais un découragement, ni une défaillance! Jamais non plus une objection, même la plus sérieuse en apparence, n’a eu la moindre prise sur lui ! Il suivait une vocation, il en était dominé. L’instinct, chez lui, avait l’irrésistible puissance de la fatalité. Son intelligence était plus remarquable par sa fertilité à trouver toujours des ressources et des moyens nouveaux, que par son étendue. Tout entier à son affaire, il ne voyait pas, il refusait même de voir autre chose. Il ignorait beaucoup, et cela de parti pris. Il n’était pas un savant, mais un croyant, tenace, obstiné, entêté, dédaigneux de l’obstacle, le niant avec une bonne foi parfaite et aveugle, capable enfin de faire de très grandes choses, ou de se tromper aussi très grandement. Un tel caractère ne va pas sans contrastes : M. de Lesseps était un mélange surprenant de finesse et de candeur. Il avait toute la diplomatie orientale sous le bon sourire d’un enfant. D’ailleurs, simple, facile, généreux, prodigue, trop absorbé par son idée pour être personnellement intéressé, encore moins administrateur que savant, il marchait dans la vie comme d’autres dans un rêve, offrant un des cas psychologiques les plus intéressans qui se soient jamais offerts à l’observation. Cependant, à des degrés moindres et dans des proportions différentes, des hommes de ce genre ont toujours existé, et La Bruyère en avait certainement rencontré sur sa route lorsqu’il écrivait : « L’on voit des hommes tomber d’une haute fortune par les mêmes défauts qui les y avaient fait monter. » Cela explique leur chute, mais non pas leur fortune, à moins d’admettre que ces défauts ne soient l’envers de grandes