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que l’on voit cette force disparaître tout d’un coup. Il n’y a pas dans le monde politique actuel assez d’hommes vraiment distingués, ou en situation de rendre des services immédiats, pour que la mort de M. Burdeau ne soit pas considérée comme une grande perte.

Il ne devait sa situation qu’à lui-même. Il se plaisait à rappeler la modestie de ses origines : sorti des rangs du peuple, il avait, dans sa jeunesse, travaillé de ses mains avant de travailler de son esprit, comme il devait le faire plus tard. Il a conservé assez longtemps quelque chose d’un peu tendu, témoignage de l’immense effort qu’il avait dû faire pour vaincre les premiers obstacles et s’élever à une situation digne de lui. L’Université l’avait recueilli, il lui a dû beaucoup. Élève de l’École normale au moment de la guerre, il s’est engagé volontairement et sa brillante conduite lui a valu la croix d’honneur. Puis, il a été professeur de philosophie : ses élèves ont gardé un souvenir presque enthousiaste des leçons qu’il leur donnait. Déjà, dans sa chaire professorale, il montrait un talent et il s’exerçait à une virtuosité de parole dont l’effet était tout-puissant sur son jeune auditoire. Versé dans les langues étrangères, il traduisait Herbert Spencer et Schopenhauer. La philosophie bien comprise est une excellente gymnastique d’esprit : elle lui donne des idées générales, l’habitue à l’analyse, le dispose à une grande souplesse. Son danger est de prédisposer aux abstractions et aux subtilités ; mais M. Burdeau avait naturellement horreur du vide, et, sur toutes choses, il cherchait la substance et la consistance réelles. Il l’a montré dès son entrée à la Chambre. Il avait été pendant quelques mois chef de cabinet de M. Paul Bert, assez longtemps pour contracter le goût de la politique, pas assez pour s’y initier complètement. Ses premières démonstrations ont été purement radicales, mais elles ont été de courte durée, et presque aussitôt il a disparu dans la commission du budget comme dans un laboratoire qui l’a pendant quelques temps occupé tout entier. Ce philosophe est devenu très vite un financier dans le meilleur sens du mot. Par le budget, il a pénétré dans tous les détails de nos administrations et il les a bientôt connus à fond. En sortant de cette école nouvelle, où il n’avait pas tardé à devenir un maître, il a étonné la Chambre par l’étendue et la précision pratique de ses connaissances. Son désir d’apprendre était infini, sa faculté d’assimilation prodigieuse. Une année, il s’est fait nommer rapporteur du budget de l’Algérie, et s’est empressé de passer la mer pour aller étudier sur place les questions qu’il devait traiter. D’autres ont imité cet exemple, mais aucun n’en a retiré un aussi grand profit. En quelques semaines, M. Burdeau avait tout vu et tout compris, et le rapport qu’il a rédigé à son retour s’est trouvé être, de l’aveu des spécialistes, un manuel exact et complet de toutes les questions algériennes, avec les solutions les plus sensées et les plus politiques de chacune d’elles. Nommé ministre de la Marine, M. Burdeau a donné