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gouvernemens les plus fiscaux. Mais l’impôt progressif, M. Léon Say a eu raison de le dire, n’est autre chose que l’arbitraire. Le bon plaisir du législateur s’y exerce sans que rien ne l’arrête. La tentation est forte de grever toujours davantage les plus riches, sans toucher aux autres, de manière à rejeter tout le poids de l’impôt sur la minorité avec l’assentiment tacite et l’appui de la majorité. Les résultats de ce système, toute l’histoire en témoigne, tendent peu à peu, et quelquefois très vite, à l’iniquité pure et simple : il suffit pour y tomber de la faiblesse toujours possible d’un ministre, encouragée par la pénurie encore plus présumable du trésor. Quoi de plus simple alors que d’appliquer à la progression de l’impôt un coefficient de plus en plus fort? Il n’y a ni règle, ni limite qui s’y oppose. Voilà pourquoi l’impôt progressif est détestable en lui-même, comme un expédient qu’aucune main n’est assez ferme pour contenir longtemps. Sans doute, la progression proposée par M. Poincaré, quoique excessive dans bien des cas, ne serait pas un mal intolérable si elle ne devait jamais être accrue. Mais elle le sera, on peut en être sûr, et, après avoir été appliquée aux successions, on l’appliquera à un grand nombre d’autres taxes, peut-être à toutes. La progression est, de sa nature, envahissante dans tous les sens du mot. Elle est ingouvernable, et elle finit partout gouverner.

Aussi les socialistes ont-ils fait le meilleur accueil au projet du gouvernement. Ils le trouvent ridiculement timide et mesquin, et M. Cavaignac s’est montré de leur avis sur ce point ; mais, en attendant mieux, ils l’acceptent et en témoignent une grande reconnaissance à M. Poincaré. Leur empressement a été tel que M. le ministre des Finances, qui connaît ses classiques, s’est écrié : « Vous m’embrassez, mais c’est pour m’étouffer ! » Il est certain que l’extrême gauche l’a très bruyamment embrassé, bien que ce ne soit pas précisément lui qu’elle se préoccupe d’étouffer. M. Poincaré s’est défendu de son mieux, mais en vain, contre des démonstrations un peu trop chaudes et enveloppantes à son gré. Pour se dérober à ces étreintes, il s’est réfugié dans le sanctuaire des bons principes, se croyant bien sûr de n’être pas poursuivi jusque-là. Il a parlé de l’impôt réel et de l’impôt proportionnel comme aurait pu le faire M. Léon Say lui-même, avec beaucoup d’éloquence et une véritable fermeté de diction. Nul n’en est plus partisan que lui; c’est l’héritage sacré de la Révolution française; on ne saurait y veiller avec trop de soin ! Et les socialistes écoutaient tout cela en souriant avec complaisance. Il leur importe infiniment peu qu’un ministre soutienne les principes en théorie, s’il leur donne en fait une entorse. M. Poincaré a multiplié les argumens pour prouver qu’il n’en faisait rien, personne ne l’a cru. La distinction qu’il a faite, ou qu’on a faite pour lui, entre l’impôt progressif et l’impôt dégressif est pure tautologie. Ce qui est progressif dans un sens est dégressif dans l’autre ; c’est comme un même escalier qu’on peut monter ou descendre. Les deux mots