Ce sont les Romains, sous l’Empire, certains souverains orientaux aussi, qui ont donné les exemples les plus démonstratifs et les plus fameux de cette condamnable et méprisable corruption du luxe. Deux citations latines le caractérisent, l’une de Suétone à propos de l’empereur Caligula : Nihil tam efficere concupiscebat, quam quod posse effici negaretur ; il n’y a rien qu’il désirât avec tant d’ardeur que ce qui paraissait impossible ; l’autre de Sénèque : Hoc est luxuriæ proposition, gaudere perversis ; les désirs contre nature sont le principal attrait du luxe, et plus exactement peut-être de la débauche ; car le mot luxuria a, en latin, un sens beaucoup plus étendu que notre mot luxe.
Les Romains de l’Empire pratiquaient en tout ce détestable abus du luxe : dans leurs demeures, c’étaient des immensités de constructions, de dérivations extravagantes de cours d’eau ; dans leur service, c’étaient des troupes d’esclaves, à lâches insignifiantes, accompagnant partout leur maître et comptant jusqu’à ses pas quand il se promenait pour lui mesurer la durée de l’exercice, Auguste, avant l’ère de l’apogée de ce luxe dépravé, défendait aux bannis d’emmener plus de trente esclaves avec eux. Non moins excessif était le luxe de l’habillement : on allait jusqu’à changer onze fois de vêtemens à table, et l’on vit dans les champs des troupeaux de moutons teints en pourpre[1]. Mais c’était surtout la table qui était l’objet de raffinemens inouïs et sans aucun rapport avec la satisfaction du goût : on combinait les plats les plus bizarres et les plus coûteux, sans autre recherche que celle d’une dépense énorme. Héliogabale nourrissait les officiers de son palais d’entrailles de barbeaux, de cervelles de faisans et de grives, d’œufs de perdrix et de têtes de perroquets. Des vaisseaux couraient les mers pour pécher des poissons rares dont on extrayait soit la laitance, soit toute autre menue partie, afin d’en composer un plat d’un prix énorme. L’acteur Claudrus Æsopus, avec une vanité de cabotin riche, offrait à ses convives un salmis de langues d’oiseaux qu’on avait dressés à parler. La perle de Cléopâtre qu’elle faisait dissoudre pour l’avaler est restée célèbre.
Dans le train vulgaire de la vie des grands ou des enrichis, ces perversités du goût se rencontraient. Hortensius arrosait des arbres avec du vin. Sur certains points ce luxe de décadence se rapproche du luxe des peuples primitifs, avec cette différence que
- ↑ Roscher, Nationalokonomie, p. 588-590. Dans le grand ouvrage de Baudrillart sur le Luxe, on trouvera un très grand nombre d’exemples curieux d’excentricités de luxe condamnables, plus particulièrement chez les anciens, mais aussi chez les peuples primitifs et chez les modernes.