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Ce point de vue de la vie de relation et de l’existence sociale est le terme où il faut aboutir. Il est par trop commode de le négliger et d’affecter en la matière un détachement plus que philosophique. La plante-homme diffère précisément des autres plantes en ce qu’elle ne saurait se développer par elle-même à l’état libre et dans l’isolement. Ce que ce peut être que l’homme, abstraction faite de la société, on ne l’imagine même pas. Mais on voit très nettement quels seraient pour la société les résultats d’une théorie qui légitime l’égoïsme et recommande à chaque individu de travailler avec vigueur à la satisfaction de tous ses appétits. De l’égoïsme naît la haine, et à force de se sentir différent on devient hostile. « Que m’importent les autres? » s’écrie Julien Sorel. Il nous importe beaucoup à nous, attendu que nous sommes ces autres.

Aussi est-ce sans étonnement que nous voyons figurer parmi les partisans de l’énergie de purs lettrés, des artistes, tels qu’un Stendhal ou un Mérimée. Mais pour ceux qui se préoccupent des intérêts généraux de l’humanité, il leur est plus difficile de soutenir jusqu’au bout la gageure. M. Bourget l’a bien vu, lui qui, afin de parer à l’effet des analyses troublantes du Disciple, a mis en tête de son livre cette préface d’une allure si grave et qui semble du plus austère des prédicateurs. M. Taine a fait mieux : il n’a pas craint de s’infliger un démenti, et, ayant dans ses premiers livres admiré l’homme instinctif et la vie effrénée, dans les derniers, il s’arrête avec effroi devant les manifestations de la brutalité et devant les œuvres de l’instinct. La Révolution française lui offrait ce spectacle de l’humanité ramenée à la violence primitive. Dans la psychologie de Napoléon il retrouve exactement celle des condottières du XVe siècle. Mais cette fois il n’est plus disposé à l’indulgence. Ce qu’il décorait jadis du nom d’énergie il l’appelle maintenant l’égoïsme. « C’est l’égoïsme, non pas inerte, mais actif et envahissant, proportionné à l’activité et à l’étendue de ses facultés, développé par l’éducation et les circonstances, exagéré par le succès et la toute-puissance, jusqu’à devenir un monstre, jusqu’à dresser au milieu de la société humaine un moi colossal. » L’égoïsme, par essence, est insociable, et il est malfaisant. Cela fait que tout le génie de Napoléon n’a pas abouti à créer une œuvre viable. Napoléon n’a songé qu’à sa propre grandeur ; il a subordonné à sa propre cause la cause de l’humanité : c’est pourquoi il n’a laissé après lui que trouble et que ruines. Et c’est pourquoi entre le Napoléon, de Taine et celui de Stendhal l’histoire n’hésite pas.

M. Barrès n’est pas seulement un historien ou un philosophe : il est un homme politique. Il a été au nombre de nos législateurs. S’il ne fait plus partie du Parlement, il n’a pas pour cela renoncé à tout désir de jouer un rôle. Il a vu de près des spectacles instructifs. Il a été dans des circonstances mémorables témoin du déchaînement de la passion