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pression du sang. Elle est comme enfouie sous une couche épaisse qu’il lui faudra lentement soulever. Son histoire n’offre nulle variété, partant nul intérêt. C’est le règne de la monotonie et de l’uniformité. L’instinct est toujours semblable à lui-même : il va par les mêmes procédés aux mêmes fins. Point de différences, point d’originalité, point de personnalité. C’est dans le triomphe même de la vie individuelle l’absence totale de l’individualité. Et tel est, si l’on veut, l’homme de la nature ; mais c’est donc que le progrès pour lui consiste à s’éloigner de plus en plus de la nature et à substituer aux dispositions naturelles les dispositions acquises. Alors naissent une à une les idées qui font la vie de la conscience et lui créent une atmosphère morale. Les sentimens s’enrichissent de toutes sortes de nuances et ils varient d’un individu à l’autre. La complexité apparaît au lieu de l’indistinction primitive. La lutte devient possible. Aux suggestions de l’appétit s’oppose la notion du devoir. La raison se met en travers de la passion. La volonté fait son office qui est de refréner et de pacifier le tumulte intérieur. Au moment qu’elle se tend de tout son effort pour opposer à la bête cabrée la vigueur de sa résistance et dompter l’animal en révolte, elle réalise enfin cette vertu à laquelle seule convient le nom d’énergie.

Car il est temps de dénoncer le sophisme et de rendre aux mots leur véritable sens. Ce qu’on nous vante sous le nom d’énergie, c’est l’absence elle-même de l’énergie et c’en est la négation. Céder à l’attrait du plaisir, se laisser entraîner aux sollicitations des sens, emporter par la frénésie de la colère, égarer par l’aveuglement de la haine, c’est le propre des faibles. Rien n’est plus facile que de suivre le premier mouvement; c’est d’y résister qui est difficile, et c’est de prolonger la résistance qui est pour beaucoup une tâche au-dessus de leurs forces. Nous avons tous assez de volonté pour nous faire les serviteurs de notre égoïsme ; c’est quand il s’agit de le froisser et de lui imposer silence, que nous commençons à défaillir. Donc, afin de venir au secours de notre faiblesse, il a fallu lui inventer des appuis et des soutiens. La religion est intervenue, opposant à la libre expansion de nos convoitises le respect de Dieu, la crainte des châtimens ou l’espérance des récompenses éternelles. La morale a fait prévaloir au-dessus des considérations de l’intérêt l’idée du devoir. La politique a enseigné à subordonner les intérêts particuliers à l’intérêt général et les raisons individuelles à la raison d’État. Il n’est pas jusqu’à ces convenances tant décriées et tant moquées qui n’aient servi à l’œuvre commune. Car ce qu’on appelle les convenances ce n’est que l’art de se surveiller, de se dominer et de parvenir, en présence d’autrui, à la maîtrise de soi. Grâce à tous ces codes qu’on représente comme autant d’instrumens de servitude, l’énergie a pu se fonder. Mais à mesure que la somme d’énergie s’est développée à travers le monde, les sociétés se sont organisées et elles ont pu travailler à leur perfectionnement.