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triste et de mélancolie passionnée. Le premier article de son Credo, c’est qu’il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible. Pour créer en lui ce maximum de la sensation, donner à son âme un élan factice, y entretenir cette exaltation où il s’efforce de l’amener, à quel travail compliqué il se livre ! que d’ingéniosité il déploie et que d’artifice ! Hélas ! et tout ce travail est décevant ! A travers tant de raffinemens et de bizarreries, la sensation cherchée lui échappe. Car c’est le malheur de ceux qui naissent dans une époque de civilisation très avancée : chez eux la faculté de sentir est appauvrie par les dépenses que d’autres ont faites avant eux. Inquiets et blasés, ils souffrent d’avoir le désir sans la jouissance, et l’idée du plaisir au lieu de sa réalité. Ils sont en quête de sensations fortes, dans l’attente de l’ébranlement nerveux. Alors leur imagination se reporte vers les temps où l’humanité plus jeune avait encore une âme neuve et des sens intacts. Et ils se donnent en pensée le spectacle de cette vie qu’ils sont impuissans à revivre et dont ils gardent au fond d’eux-mêmes le regret nostalgique.

On voit quelles formes différentes a pu prendre ce culte de l’énergie et par quels chemins y ont été amenés des écrivains partis de points assez éloignés du monde de la pensée. Mais ce n’est pas seulement à travers les livres et dans la conscience réfléchie des écrivains que nous pourrions en suivre les manifestations. Les idées issues des livres se répandent à travers la société, y pénètrent jusqu’à des profondeurs insoupçonnées. On parle couramment autour de nous de ce qu’on appelle « un beau crime », et sans que cette alliance de mots semble hardie. L’expression ne surprend personne, attendu qu’elle répond à une conception généralement acceptée. Nous faisons une différence entre l’assassin vulgaire et celui qui, sans hésitation et sans défaillance, avec audace et sang-froid, a été sûrement à ses fins ; et, tandis que nous n’avons pour le premier que de l’horreur, le second nous inspire une sorte d’admiration. Non contens de réconcilier la notion du crime avec l’esthétique, nous avons inventé une morale devant laquelle peu s’en faut qu’elle ne trouve grâce. Telle est l’indulgence que nous ne cessons de témoigner aux héros des crimes passionnels. Partout où nous croyons découvrir les apparences de cette énergie tant vantée, alors même qu’elle met notre propre sécurité en danger et qu’elle est une menace pour nos intérêts, nous sommes disposés à nous incliner comme devant un droit supérieur. Surgit-il dans la lutte sociale un être de proie, nature d’écumeur et de forban ? à la crainte qu’il nous inspire se mêle une nuance de respect. Notre timidité lui rend hommage. Nous admirons chez autrui ce dont nous sentons que nous-mêmes nous serions incapables. Les plus dociles au joug de la loi ont quelque estime pour ceux qui s’en affranchissent. L’homme de caractère pacifique et d’habitudes morales subit l’ascendant du réfractaire.