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Stendhal renie cette indigne patrie pour se faire citoyen de Milan. L’Italie enchante et exalte son imagination. Il en recommence sans se lasser la description, l’étude et le panégyrique. C’est là que la « plante homme » s’est trouvée plus robuste et plus grande que partout ailleurs. Et c’est avec les traits de l’histoire de l’Italie qu’on peut composer une histoire de l’énergie.

Ce que peut être une vie dominée et dirigée par cet idéal de l’énergie ainsi conçue, Stendhal l’a montré avec infiniment de franchise ou de candeur dans le Rouge et le Noir, qui reste son livre le plus significatif et sa véritable profession de foi. De la rencontre dans une même âme de la violence de l’instinct avec la froideur de la réflexion a résulté ce que Stendhal appelle « l’âme frénétique » de Julien. Celui-ci est de souche plébéienne, sorti de cette classe populaire qui est le grand réservoir de l’énergie. Il a par disposition de naissance tout à la fois la haine de la haute société et l’envie d’avoir part à ses jouissances. Son imagination s’est enflammée au récit de la surprenante fortune de Napoléon. Il est travaillé lui aussi du désir de faire fortune. Il songe avec délices qu’un jour il sera présenté aux jolies femmes de Paris. Il s’essaie dès ses premiers pas à son rôle de conquérant. La séduction de Mme de Rénal est un « devoir » qu’il s’impose. Aux momens où il hésite, où il est embarrassé et honteux de son entreprise, il se rend du courage et se redonne du cœur en songeant qu’il y aurait de la lâcheté à ne pas remplir le programme qu’il s’est tracé. Cette intervention de la volonté, et cette interprétation de l’idée du devoir, c’est bien ce qui rend le caractère de Julien si parfaitement atroce. Il trouvera dans Mlle de la Môle une âme toute pareille à la sienne. Elle abhorre une société dont le trait distinctif est le manque de caractère et où elle désespère de rencontrer un être un peu différent du patron commun. Elle se reporte en imagination au temps des guerres de la Ligue, où l’égoïsme et la petitesse étaient inconnus. Elle est fascinée par le souvenir des amours de Marguerite de Valois avec le jeune La Môle, comme Julien par celui des conquêtes de Napoléon. Elle songe : « Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme ; c’est la seule chose qui ne s’achète pas... Une haute naissance donne cent qualités ; mais elle étiole ces qualités de l’âme qui font condamnera mort. » C’est, comme on le voit, chez Mathilde et chez Julien, la même conception de l’énergie. On la retrouvera, cette conception, dans les écrits de tous ceux qui en ce siècle ont organisé autour du nom de Stendhal un culte de chapelle. On la retrouve jusque chez M. Bourget, qui naguère, dans le Disciple, nous donnait une seconde épreuve de le Rouge et le Noir, quelque chose comme une psychologie de Julien Sorel mise au courant des progrès de la science. Elle est chez M. Barrès, tout imprégné de Stendhal, et qui lui emprunte, avec quelques-unes de ses théories, plusieurs de ses affectations et de ses manies. D’autres, avant ces derniers