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il y a pris le goût d’une vie excessive; ajoutez qu’il a l’esprit faux et qu’il raffole du paradoxe. Quelques exemples feront comprendre ce que Stendhal entend par l’énergie. L’auteur des Promenades dans Rome cite à ce sujet telles anecdotes qui ne laissent subsister aucun doute, et qui éclairent d’un jour cru toute sa pensée. Il écrit : « Cette nuit il y a eu deux assassinats. Un boucher presque enfant a poignardé son rival... L’autre assassinat a eu lieu près de Saint-Pierre parmi les Transtévérins ; c’est aussi un mauvais quartier, dit-on; superbe à mes yeux. Il y a de l’énergie[1]. » Il n’y en a pas moins dans l’héroïque vengeance de ce jeune horloger de la via Giulia. Il faisait la cour à une certaine Métilde Galline. Il l’avait demandée en mariage : on la lui avait refusée. Métilde n’avait pas eu assez de caractère pour prendre la fuite avec lui ; elle avait consenti à épouser un riche négociant. « Pendant le repas de noce, le père et la mère de Métilde ont éprouvé de vives douleurs : ils étaient empoisonnés et sont morts vers minuit. Alors le jeune homme, qui, déguisé en musicien, rôdait autour de la salle à manger, s’est approché de Métilde et lui a dit : A nous maintenant ! Il l’a tuée d’un coup de poignard, et lui après[2]. » Voilà un homme. Sous la plume de Stendhal ces anecdotes abondent. Elles donnent la clé de ses autres admirations. On sait son culte pour Napoléon. Il n’a d’égal que l’ardeur de la sympathie qu’il professe pour le condamné Lafargue. Cet ouvrier ébéniste avait tué sa maîtresse. C’est une âme noble et tendre, de celles pour qui on voudrait écrire « dans un langage sacré compris d’elles seules[3]. » Ces belles actions ne sont pas rares dans les classes ouvrières ; cela leur assure une écrasante supériorité par rapport aux hautes classes, étiolées par l’éducation. Cela de même faisait l’attrait et la poésie d’époques telles que le moyen âge et le XVIe siècle, et cela explique que tels pays, comme la Corse, l’Espagne, l’Italie, puissent encore produire de grands hommes. Dans les pays de civilisation moderne, l’assassinat devient rare et le suicide est une exception. On ne sait plus vouloir, on ne sait plus aimer. L’activité s’est modérée, la sensibilité s’est refrénée. Toutes sortes de codes, religion, politique, morale, décence, arrêtent la libre expansion de la nature. La vie est devenue correcte et ennuyeuse. Ne cherchez pas d’autre cause à l’aversion qu’éprouve Stendhal pour la France. C’est le pays où la vie de société est le plus développée, où les mœurs atteignent à la plus insipide douceur. Paris est la ville où l’on est le plus enchaîné par ces convenances de tous les instans que nous impose la civilisation du XIXe siècle. Ce n’est ici, sous les noms de délicatesse et d’élégance, d’usage du monde ou de vertu, que gêne et contrainte.

  1. Stendhal, Promenades dans Rome, I, 209. — Voyez sur ce sujet l’étude de M. Emile Faguet : Stendhal, dans la Revue du 1er février 1892.
  2. Ibid., II, 296.
  3. Ibid., II, 25.