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fond comme pour la forme, Michelet donnait en seconde année une conférence libre et familière, qu’on nommait la petite leçon, où il apportait aux élèves les idées suggérées par ses lectures et ses méditations de la semaine, ou des éclaircissemens sur les diverses parties du cours. C’était comme une série de notes, sans lien entre elles le plus souvent, sans ordre méthodique ni chronologique, où l’antiquité, l’époque contemporaine, la politique, les questions sociales, l’art, la littérature, la morale, l’érudition, se mêlaient de la manière la plus imprévue et la plus suggestive. Dans une même séance, Michelet parlait du roi Robert, de l’état politique de l’Italie contemporaine, des jugemens de Vico sur Descartes, du siècle de Louis XIV, de Fontenelle, du rôle de la noblesse dans l’histoire de France, du rôle du droit romain en France, de la Perse et du manichéisme, de Frédéric Barberousse, de la Suisse. Quelques citations feront comprendre ce qu’étaient ces causeries géniales :


Le XVIIIe siècle s’est moqué amèrement des siècles qui l’avaient précédé. Il a agi en fils dénaturé. Il était fils légitime du moyen âge. En effet, qui a fait la Réforme? La scolastique. — Qui a fait Descartes? La Réforme. — Qui a fait la Révolution française? Descartes.

Christianisme, islamisme, religions bibliques, par là profondément différentes de la plupart des religions de l’antiquité, qui n’ont pas de livre.

Ce qui nous fait trouver tant de charme dans le style figuré, c’est que l’esprit semble habiter deux mondes à la fois.

Le XVIIe siècle en France est une révolution, une révolution paisible opérée par le roi.

Luther ne raisonne jamais. Il est très éloquent, jamais raisonneur. Un auteur populaire ne peut être un logicien. Au contraire Calvin est un esprit durement éloquent qui poursuit très longtemps son raisonnement. C’est le génie de Rousseau. Le génie de la France, c’est une logique passionnée dans les esprits supérieurs, de la rhétorique dans les talens secondaires. On trouve de la naïveté dans nos anciens auteurs; mais cela tient souvent à la langue, qui est un peu celle de nos paysans. Beaumanoir est tout le contraire de la naïveté. Comines est naïf comme Machiavel. C’est dans la vieille Allemagne qu’il faut chercher la naïveté. La France a une virilité précoce moins riche que la véritable enfance. Cet enfant naïf, après avoir subi l’influence de Luther, tournera, non à la logique comme la France, mais à la haute métaphysique. Ce génie, c’est le génie symbolique. L’Allemagne n’est que poésie et métaphysique. Nous autres, nous nous tenons dans cet intermédiaire qu’on appelle la logique.

Les jésuites avaient tout pour eux, même des martyrs. C’est une merveille que cet ordre intrigant ait su en faire. En Chine, au Japon, en Amérique, s’il reste quelque souvenir des Européens, c’est un souvenir des Jésuites qui y ont pénétré au péril de leur vie. Plus que tous les autres instituts, ils ont été les Christophes Colombs et les Hercules de la civilisation moderne. Voici ce qu’on peut dire contre eux : c’était un ordre d’intrigans. Le caractère de la société était l’intrigue. Une autre chose les condamne,