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Tout ce qui représente ce que les Anglais appellent les decencies et le confortable se trouvait négligé : en dehors des objets d’église, des armes, parfois de la vaisselle à boire, il n’y avait guère d’objets finement travaillés. On a des comptes rendus d’inspections de domaines appartenant à Charlemagne : on y constate qu’en fait de linge il ne s’y trouvait que deux draps de lit, une serviette et une nappe de table. La mode pour les vêtemens et pour les meubles est dans ces temps primitifs très constante, comme aujourd’hui encore chez les peuples orientaux. La vie quotidienne individuelle était dépourvue de toute élégance et de toute variété. Les fonctionnaires comme les ouvriers ne recevaient que de très petits traitemens ; des sommes énormes se dépensaient en fêtes, soit privées, soit publiques. Au XVIe siècle, le premier ministre de Hanovre n’avait, en dehors de quelques fournitures de vêtemens, que 200 thalers de traitement, et un gentilhomme dépensait, dans ce même temps, pour ses noces, 5 600 thalers[1].

Les églises et les municipalités introduisirent le luxe varié des vêtemens et du mobilier. Les vitraux firent leur apparition en 1180, dans les églises d’Angleterre, et en 1567 les vitres étaient encore si rares dans le pays, que dans les maisons de campagne des nobles, on les enlevait pendant l’absence des maîtres. Les belles étoffes, les meubles fouillés, l’argenterie finement travaillée, en dehors de celle servant à boire, apparaissent dans les cathédrales d’abord, puis dans les hôtels de ville des riches cités flamandes, allemandes, italiennes. L’ancien luxe chevaleresque se modifie, et il se constitue un luxe haut bourgeois. Mais pendant des siècles, c’est le goût de la magnificence et de l’ostentation qui prédomine sur celui du confortable. Le Camp du drap d’or est resté célèbre par cet étalage de richesse. Cependant, l’existence quotidienne, même des grands, restait mesquine. On rapporte qu’au XVe siècle, la femme de Charles VII était la seule Française à posséder deux chemises de toile. Au XVIe siècle, il advenait encore qu’une princesse fît cadeau de quelques chemises à un prince. A la même époque, la bourgeoisie allemande, florissante cependant, couchait nue.

Ainsi, dans ces temps primitifs, il n’y avait aucun luxe en vue de la jouissance intime et individuelle et en dehors de l’ostentation. C’est un préjugé répandu que le propre du temps présent est d’aimer à paraître ; cela était cent fois plus vrai des temps passés.

Le luxe, trop vanté, des temps primitifs, comportant un très

  1. Roscher, op. cit., pp. 573 à 578.