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passa dès lors au saint-synode qui n’était en droit que le conseil du patriarche.

Quoique l’indépendance de l’Église russe fût maintenue en principe, il est incontestable que cette mesure lui fut préjudiciable. Le tsar avait rompu l’équilibre, qui, dans un État chrétien bien organisé, où l’Église est unie à l’État sans risquer de lui être asservie, doit exister entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Il fit pencher la balance trop fort de son côté, et diminua sensiblement par là l’influence propre de l’Église qui forme un contrepoids moral si salutaire à la force purement matérielle.

Pierre le Grand commit la grande faute de fonder une Église d’État. Son peuple était trop chrétien pour admettre ce principe sans sourciller. Il savait que l’Église du Christ doit être libre, que c’est alors seulement qu’elle peut être le soutien des trônes chrétiens et la sauvegarde des peuples. Une fraction considérable des Russes protesta : de là est né le Raskol ou schisme, qui donne depuis deux siècles de sérieux soucis au gouvernement. Car son opposition religieuse s’est bien vite transformée en opposition politique, étant donné qu’à ses yeux l’Église et l’État ne formaient plus qu’un. Les tsars avaient perdu cet appui moral que donne une église libre à un gouvernement chrétien; dès lors, ils se trouvèrent seuls en face d’une opposition sans cesse croissante.

Si Pierre le Grand eût voulu tendre la main au chef de l’Église catholique à laquelle son peuple avait appartenu au temps de sa conversion au christianisme, il eût conclu avec le Pape un Concordat dans lequel l’Eglise aurait consacré ses droits comme souverain chrétien, protecteur et fils dévoué de cette même Église. Jamais l’Eglise n’a refusé aux princes chrétiens une légitime influence dans l’administration extérieure de l’Église dans leurs pays respectifs, et cela comme témoignage de sa reconnaissance pour la protection dont ils la couvraient. Ce qui s’est fait durant tout le moyen âge en Occident se serait fait aussi pour la Russie et l’on eût vu, pour le bonheur du peuple russe, le tsar Pierre, autre Charlemagne, travailler efficacement au bien religieux et moral de son peuple comme à son bien temporel, avec le concours du chef de la seule Église une qui remonte sans interruption jusqu’à Jésus-Christ.


Si la seule Église une, mère et maîtresse de toutes les autres Églises, est véritablement l’Église-romaine, comme nous le prouve l’histoire; si, d’autre part, hors de l’Église il n’y a point de salut, comme nous l’enseignent les livres saints et la tradition catholique par la voix des conciles et des docteurs, — il s’ensuit que la condition des peuples qui se trouvent hors de l’Église est profondément