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l’inquiétude du mystère, c’est donc la résignation à ne pas le comprendre, — en somme, un sentiment consécutif à cette inquiétude, et non moins humain, et non moins navrant, — qui pénètre la dernière conversation, à petites phrases brèves et mornes, de Frédéric et de Deslauriers, quand ils se rappellent leur vie, et comment ils l’ont manquée, et que cela leur est presque indifférent parce qu’ils la mesurent, sans le dire, à quelque chose qu’ils ne sauraient nommer; et quand, s’étant remémoré une anecdote honteuse et naïve de leur enfance, ils disent tranquillement et désespérément : « C’est peut-être ce que nous avons eu de meilleur » ; de meilleur, puisqu’ils n’ont eu que le rêve, et que ce rêve était le premier. Souvenir si mélancolique, qu’il cesse d’être impur ; jugement si gros, dans sa bassesse voulue, de considérans inexprimés, qu’on n’en sent plus le cynisme, mais seulement l’affreuse tristesse...

L’inquiétude du mystère, enfin, cela paraît immense, et cela est peu de chose, ou plutôt cela est toujours la même chose. Elle se dégage, — soit directement, soit sous la forme du nihilisme, où si facilement elle se résout, — de toute œuvre qui nous présente, de la réalité, une image un peu poussée et qui ne s’en tient point aux superficies. L’inquiétude du mystère, il n’est pas un écrivain digne de ce nom qui ne l’ait connue. Que dis-je? Croyez-vous que les imbéciles même l’ignorent? Bouvard et Pécuchet, ces deux bonshommes que Flaubert chérissait quoique ridicules, et dont il a prétendu faire des sortes de don Quichottes de la demi-science, mais ils ne font que ça, être inquiets du mystère universel !


II

Si donc tout ce que nous admirons chez les récens écrivains du Nord était déjà chez nous, comment se fait-il que, retrouvé chez eux, cela ait paru, à beaucoup d’entre nous, si original et si nouveau? Est-ce parce que ces écrivains sont de plus grands artistes que les nôtres? Est-ce parce que leur forme est supérieure à celle de nos poètes et de nos romanciers?

J’estime que la question est insoluble. Celui-là seul pourrait décerner le prix de la forme, qui posséderait toutes les langues de l’Europe aussi à fond que nous possédons la nôtre, c’est-à-dire de manière à percevoir, dans ses moindres nuances, ce qui constitue le « style » de chaque écrivain. Cela, je pense, n’arrive guère. Je vois que les plus savans hommes, les plus accomplis polyglottes étrangers, ne parviennent jamais à sentir comme nous la phrase d’un Flaubert ou d’un Renan. Cette incapacité