Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/867

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un homme, une action, une pensée, au train total du monde et n’oublie jamais que tout est conditionné par tout? » Oui, je connais et j’admire la richesse surabondante, et presque égale à celle de la vie même, de cet embroussaillé roman : la Guerre et la Paix. Mais n’avons-nous donc point chez nous de ces romans conformes à la complexité des choses, où entre-croisement des faits moraux ou matériels correspond à celui de la réalité et qui contiennent en quelque façon toute la vie? Ce sera, si vous y faites attention, les Misérables, et ce sera, peut-être plus encore, l’Education sentimentale. Je le dis après réflexion et avec sécurité.

Ni les personnages distincts et fortement caractérisés n’y sont moins nombreux ou d’âmes et de conditions moins variées que dans la Guerre et la Paix, ni leur grouillement moins animé ; ni les incidens, tour à tour rares et communs, n’y sont moins divers et moins épars. Frédéric et Deslauriers ne sont pas des individus moins largement représentatifs que Volkonsky et Bézouchof, et ils ne sont pas moins complètement « au milieu des choses ». Et c’est bien, ici et là, un moment historique qui nous est peint dans sa totalité : ici, la société russe durant les grandes guerres napoléoniennes, de 1805 à 1815; là, la société française de 1845 à 1851. Et je doute même que, en dépit de leur grandeur extérieure, les événemens publics, — mêlés aux comédies et aux drames privés, — que nous raconte Tolstoï, dépassent en intérêt et en importance ceux dont Flaubert nous offre le vaste et minutieux tableau. Car, non seulement l’Éducation sentimentale est l’histoire de deux jeunes gens, très particuliers comme individus, et très généraux comme types, puisqu’ils représentent, l’un, le jeune homme romantique et l’autre, le jeune homme positiviste, et cela juste à l’heure où la période du positivisme va succéder chez nous à celle du romantisme ; et non seulement cette histoire se combine avec une étude des idées et des mœurs dans les dernières années du règne de Louis-Philippe : l’Éducation sentimentale est quelque chose de plus : l’histoire pittoresque et morale, sociale et politique, de la Révolution de 1848; elle nous dit, et avec profondeur, les barricades et les clubs, la rue et les salons, et elle nous montre cette chose extraordinaire : la confrontation effarée des bourgeois avec la Révolution, cette Révolution que leurs pères ont faite soixante ans auparavant, mais qu’ils croient terminée puisqu’elle les a enrichis, qu’ils s’indignent de voir recommencer ou plutôt qu’ils ne reconnaissent plus quand c’est eux à leur tour qu’elle menace, qu’ils renient alors avec épouvante et colère. Voilà peut-être une aventure