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parce qu’il n’exprime point effrontément la sienne, et qu’on fît de ce don une des caractéristiques, par exemple, de l’Anglaise George Eliot. Jamais la haute équité de Flaubert ne se fût permis les lourdes railleries dont Eliot accable, avec une insupportable abondance, les petites gens du Moulin sur la Floss. Et les humbles qu’elle aime, je sens trop qu’elle « condescend » à les aimer; qu’elle est à leur égard dans la disposition d’âme artificiellement chrétienne d’une protestante philosophe et éclairée, en visite chez des inférieurs. Au moins, chez Flaubert, il n’y a pas trace de cette affreuse condescendance.

Qu’il méprise les petits bourgeois d’Yonville, cela est possible, mais cela ne ressort pas nécessairement de ses peintures, et nous n’en avons jamais le témoignage direct. Il n’a point de bienveillance philanthropique et confessionnelle, mais n’a point de haine non plus, pour sa bande d’imbéciles. Après l’avoir lu, on a l’impression qu’on dînerait volontiers à quelque grasse table normande, avec le père Rouault, Charles Bovary, la mère Lefrançois, l’abbé Bournisien, qui ferait au dessert des calembours opaques, même avec le pharmacien Homais. Plus sûrement que chez Eliot (car ici nul étalage de cordialité ne me met en défiance), je devine chez Flaubert une espèce d’affection spéculative pour ces êtres qui représentent tout le monde, qui sont à peine responsables, qui, avec beaucoup d’égoïsme, ont quelque bonté, qui travaillent et qui peinent comme nous...

Les soixante dernières pages de Madame Bovary sont si étrangement douloureuses que j’ose à peine les relire. Est-ce que vous ne sentez pas que Flaubert aime la pauvre Emma? Vicieuse et sotte, mais si naïve au fond, et si malheureuse! Oh! les retours dans la diligence ! Oh ! la chanson grivoise de l’aveugle qui couvre les prières des morts! Qui donc a dit que ce livre était sans entrailles ? Lisez la lettre du père Rouault. Lisez la peinture de la vieille domestique récompensée au Comice agricole. Page si belle; vision si profonde de misère et de bonté, si révélatrice du lien qui unit la bonté et la souffrance, et encore de cette vérité troublante et contradictoire, que la société est fondée sur l’injustice et que l’injustice est la condition de la vertu qui permet au monde de durer, — que M. Brunetière, au temps où il goûtait peu Flaubert, n’a pu se tenir de citer comme un chef-d’œuvre cette page extraordinaire. L’âme de Flaubert n’est-elle point, à l’égard de la bouvière Elisabeth Leroux, sensiblement dans la même position morale que l’âme de Tolstoï vis-à-vis du moujik Platon Karatief ? Non, non, l’ironie, ou la crainte pudique des émotions dont on s’honore trop facilement, n’excluent point la compassion.