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d’une situation où l’outillage moderne a été en défaut et où cette insuffisance a paru un moment ramener nos contemporains à un état d’esprit tout différent de celui qui les tourmente à l’heure présente. En 1891, beaucoup de districts manquèrent de blé en Russie, alors que d’autres en avaient au delà de leurs besoins. Le pays possédait bien des chemins de fer, mais en quantité trop réduite pour assurer en temps utile tous les transports nécessaires. Une véritable disette sévit dans un certain nombre de provinces : les habitans y furent réduits à abattre les chevaux et les bestiaux et à se priver ainsi pour des années d’une partie de leurs instrumens de travail. L’Europe s’émut de ce désastre, crut à un véritable déficit dans la production du monde, fît monter le prix des céréales à des hauteurs inconnues depuis longtemps. Les Chambres françaises, malgré les idées protectionnistes de la majorité, votèrent l’abaissement à 3 francs par quintal du droit d’entrée sur les blés, qui était alors de 5 francs. Tout compte fait, il se trouva que la récolte de 1891, dans son ensemble, n’était pas sensiblement au-dessous de celle d’une année moyenne. Il avait suffi d’une infériorité de moyens de transport dans l’un des pays producteurs pour amener cette secousse. Quel n’est donc pas le rôle des chemins de fer dans le monde moderne, puisque le seul fait qu’un pays n’en avait qu’un réseau incomplet, a pu provoquer une pareille perturbation?

Il va de soi que l’influence de la navigation à vapeur, c’est-à-dire des moyens de transport rapides par eau, n’a pas été moins considérable pour les relations de continent à continent que ne l’a été celle des chemins de fer à l’intérieur des terres. Mais différentes circonstances rendent l’étude des conditions dans lesquelles s’effectuent ces transports maritimes beaucoup plus simple que celle des voies ferrées : l’usage de la route, c’est-à-dire de la mer, est libre et ouvert à tous; les gouvernemens, en dehors de la zone maritime très étroite sur laquelle ils exercent certains droits le long des côtes, n’interviennent pas dans la réglementation de la marche des navires. Aussi les compagnies de navigation se sont-elles fondées et se fondent-elles tous les jours sans le concours des pouvoirs publics, sauf lorsque ceux-ci donnent des subventions pour les services postaux. Même dans ce cas, le législateur ne se préoccupe guère d’imposer une limitation aux prix de transport à percevoir, au fret maritime. Il compte avec raison que la concurrence se chargera de l’abaisser au minimum. Il n’en va pas ainsi des chemins de fer. Dans tous les pays du monde, même ceux où l’établissement en a été abandonné à peu près entièrement à l’initiative privée, ils ont donné lieu à une