Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/810

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Empereur à l’égard de ses vrais partisans, les autres généraux n’en craignaient pas moins que, après la première bataille, il n’y eût d’avancement que pour ceux-là. Et, de leur côté, les ralliés de la première heure s’étonnaient de voir encore dans l’armée impériale des hommes comme Soult, Durutte, Bruny, Bourmont, Dumonceau. Le général Maurice Mathieu exigea sa mise à la retraite pour ne pas devenir le subordonné de son cadet Clausel. Duhesme, d’abord placé au 3e corps, fut envoyé dans la jeune garde; « il ne peut, écrivait Davout, être mis sous les ordres de Vandamme ». Le général Bonnet accusa le général Ornano de l’avoir desservi auprès de l’Empereur, le provoqua et lui logea une balle dans la poitrine. Si l’on n’eût été au jour même de l’entrée en campagne, plus d’un général eût refusé de servir sous le prince de la Moskowa, et Vandamme, déjà mécontent de n’avoir qu’un corps d’armée de 17 000 hommes, et même Gérard passèrent avec humeur sous le commandement de Grouchy.

La camaraderie et la solidarité des généraux de 1815, il y a pour en témoigner ces belles paroles de Cambronne devant le conseil de guerre : « J’ai refusé le grade de divisionnaire parce qu’il y a tant de jaloux. Vous l’avez vu à Waterloo, nous avions un capitaine très renommé. Eh bien! il n’a pas pu parvenir à mettre tout en ordre. On aurait dit que ma nomination était un passe-droit, que j’étais trop jeune. On m’aurait laissé dans l’embarras, et je ne voulais pas risquer de compromettre le salut de l’armée.[1]. »

Au contraire des états-majors, les soldats et presque tous les officiers de troupe ont l’ardeur et la confiance. Tandis que les généraux voient la réalité, les soldats recommencent le rêve de gloire que l’invasion a interrompu mais qu’ils ne peuvent croire achevé. L’Empereur dont depuis un an les refrains des casernes et les chansons de marche ont prédit le retour, n’est-il pas revenu ! Aux yeux des soldats. Napoléon est invincible. S’il a été vaincu en 1812, c’est par la neige, en 1814; c’est par la trahison. Cette croyance, si propre à fortifier le moral de l’armée et que l’Empereur, au reste, s’est toujours efforcé d’inspirer, a malheureusement

  1. Il va sans dire que, comme à toute généralisation, on pourrait opposer à celle-ci un certain nombre de témoignages contradictoires. Bien des généraux n’étaient ni découragés, ni troublés, ni jaloux. Gérard, Pajol, Exelmans, Vandamme, Allix, Gilly, Brayer, Michel restèrent jusqu’au dernier jour pleins d’ardeur et de confiance, Dessaix, désigné d’abord pour le commandement de l’armée des Alpes, passa, sans réclamer, simple divisionnaire dans cette armée. Travot qui avait fait presque toute sa carrière en Vendée ne réclama pas davantage quand il lui fallut servir dans cette Vendée sous les ordres de Lamarque plus jeune que lui, moins ancien de grade, et sans expérience des guerres de l’Ouest.