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Le maréchal Ney, arrivé à Paris le 23 mars avec ses troupes, reçut le même jour une mission dans les départemens du Nord et de l’Est. Le but patent était d’inspecter les places ; le but secret, de juger de l’état des esprits, de donner des renseignemens sur les officiers et les fonctionnaires, de proposer, s’il y avait lieu, des destitutions ou des remplacemens. Ney remplit cette mission avec zèle, mais il eut le mauvais goût de manifester contre les Bourbons des sentimens d’une violence inouïe. Dans les réunions d’officiers, il exhalait des injures contre le Roi et les princes. « C’est une famille pourrie », disait-il. Ces propos n’étaient point de nature à lui ramener l’opinion qui lui était généralement hostile. Même chez les bonapartistes et jusque dans l’entourage de l’Empereur on blâmait sa conduite à Lons-le-Saulnier. Ce méchant jeu de mots courait Paris : « Il fallait être né (Ney) pour ça! » Et sa revirade n’empêchait point qu’on ne le soupçonnât. « Si l’on emploie Ney en campagne, écrivait un anonyme à l’Empereur, il faut lui donner un état-major dont on soit sûr. » Il ne manquait pas de gens pour rappeler à Napoléon l’inoubliable scène de Fontainebleau, et peut-être lui avait-on rapporté les paroles de Ney lors de son récent passage à Dijon : « — Je me félicitais d’avoir forcé l’Empereur à abdiquer, et maintenant il me faut le servir! » Pour comble, le maréchal, au retour de son inspection, vers le 15 avril, commit la prodigieuse maladresse de s’excuser à l’Empereur du mot sur la cage de fer. a... Ce propos est vrai, dit-il, mais c’est que déjà j’avais pris mon parti, et je crus ne pouvoir mieux dire pour cacher mes projets. » Napoléon resta muet, mais dans ses yeux le maréchal vit briller un éclair.

Désespéré, plein de confusion et de remords, accusant tout le monde et soi-même, Ney se retira dans sa terre des Coudreaux. Pendant six semaines, on n’entendit plus parler de lui. On le disait en disgrâce, et le bruit se répandit même qu’il avait été arrêté. Il revint à Paris pour la cérémonie du Champ de Mai. « — Vous voilà, lui dit Napoléon. Je vous croyais émigré. » « — J’aurais dû le faire plus tôt, » riposta amèrement le maréchal. Nommé pair de France le 2 juin, il alla à l’Elysée, deux jours après, pour obtenir l’ordonnancement d’une somme de 37 000 francs due sur son traitement arriéré et sur ses frais de tournée. Il ne semble pas qu’il ait été question dans cet entretien d’un commandement pour lui à l’armée du Nord. Mais le 11 juin, au moment de quitter Paris, l’Empereur eut un scrupule. Pouvait-il condamner à un repos dégradant le héros de tant de batailles? pouvait-il, à l’heure du péril, priver d’un pareil soldat et la France et soi-même? Il écrivit au ministre de la Guerre : « Faites appeler le