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sentinelles ou par de petits postes. Depuis le coucher du soleil, l’ennemi avait recommencé un feu d’enfer, interrompu de temps à autre par les beuglemens d’une corne de guerre et par de formidables clameurs. Un lieutenant indigène expliqua que les Soudanais ne font jamais d’attaques nocturnes, mais que, dans leurs entreprises contre une place, ils ont pour tactique de tenir sans cesse les assiégés en éveil, pour les épuiser de fatigue. Dans un moment où les fusils se taisaient, une voix se fît entendre, qui criait en malinké : «Vous avez de bonnes armes, et nous nous garderons bien de vous attaquer de nouveau ; mais nous allons nous établir ici. Nous savons que vous avez peu de vivres et que vous n’avez pas d’eau : quand vous n’en pourrez plus, nous viendrons vous prendre. »

On découvrit que la mare qui avait servi de déversoir aux pluies de la tornade n’était pas encore à sec. D’audacieux volontaires escaladèrent la muraille du tata et firent la chaîne de la mare au poste sous les balles des assiégeans, que tâchaient de tenir à distance quelques bons tireurs, qui manquaient rarement leur coup. Une seconde tornade semblait s’annoncer: on l’appelait, on implorait son assistance. On entendit de nouveau une voix qui criait: « En vain regardez-vous le ciel; Allah n’est pas avec vous et ne vous enverra pas d’eau. » Cependant la tornade éclata ; deux heures durant il plut à verse, comme il pleut au Soudan, et grâce à des conduits d’écoulement préparés à l’avance, le puits se remplit jusqu’à l’orifice. Mais les vivres diminuaient d’heure en heure ; on avait beau réduire les rations, on était certain que dès le 10 les approvisionnemens seraient épuisés, qu’il faudrait se rendre. Pendant les journées du 8 et du 9, chacun des tirailleurs indigènes reçut pour toute nourriture une petite poignée de maïs pilé, sans avoir l’air de trouver que c’était peu. « On éprouve, dit le témoin oculaire, un sentiment d’admiration profonde pour ces braves gens, dont le dévoûment, d’autant plus héroïque qu’il était plus obscur et plus désintéressé, n’eut pas une défaillance, qui acceptaient de gaîté de cœur les privations et les fatigues les plus dures, et que ne troubla pas un instant la perspective d’une mort inévitable, alors que les offres les plus tentantes leur étaient renouvelées chaque jour s’ils consentaient à nous livrer. »

Les dépêches expédiées au commandant supérieur lui étaient-elles parvenues? Quelque porteur avait-il réussi à s’ouvrir un chemin à travers les cordons de sentinelles? Pouvait-on se flatter d’être secouru à temps? On était attentif au moindre bruit que le vent apportait; on se disait sans cesse : « Sont-ils en route? Quand arriveront-ils? » S’ils n’arrivaient pas le 10, plus d’espoir de salut. Ce jour-là, vers 8 heures, des appels de corne retentirent ; des gens armés allaient et venaient d’un air effaré; des cavaliers quittaient le village et disparaissaient