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le rôle qu’elle joue dans les affaires humaines, et les nouvelles circulent dans le Soudan avec une étonnante rapidité. Les grands chefs noirs savent se renseigner; ils ont partout des intelligences ; jusqu’à Saint-Louis, des informateurs occultes correspondent avec eux, les tiennent au courant, et s’ils rançonnent les traitans, ils ont l’art de les faire parler.

Rien de plus instructif à cet égard que les lettres trouvées à Nioro. Les correspondans d’Ahmadou ne se contentaient pas de lui rapporter tous nos faits et gestes, de lui marquer le moment précis où il conviendrait de nous attaquer, de lui faire savoir combien d’hommes la fièvre nous avait enlevés à Kayes ; ils l’informaient aussi de ce qui se passait au de la du désert et en France, de nos embarras intérieurs, de nos dissentimens, des dépêches échangées entre Paris et Saint-Louis. Mamadou-Tiam lui écrivait : — « L’ennemi de Dieu et de son prophète, le colonel Archinard, continue de préparer la guerre ; mais il a reçu des lettres de France dans lesquelles on lui enjoint de ne pas continuer, parce que les gens de Saint-Louis ne le veulent pas. On lui a dit de revenir sans faire la guerre ; il n’a pas été content, et il a répondu : « Je ne peux pas revenir sans avoir fait la guerre. » On lui a dit encore deux fois : « Si vous faites la guerre, ne remettez jamais les pieds en France. » Et les Français ont tenu conseil; ils ont envoyé quelqu’un pourvoir si ce qu’il faisait était utile, et ils ont décidé que, dans le cas contraire, à l’exception de Médine, tous les postes seraient démolis. » Mamadou-Tiam exagérait ; mais tout n’était pas faux dans ses rapports. Nous ferions bien de nous persuader que nous habitons une maison de verre, que tôt ou tard, au Soudan comme à Paris, tout finit par se savoir, que les nouvelles s’ébruitent, que les secrets se divulguent, et que les noirs, qui ne respectent que la force, ont peu de considération pour les familles divisées contre elles-mêmes.

Lorsque, à la fin de 1884 le commandant Combes, aujourd’hui colonel, succéda au commandant Boiléve, nous ne pouvions plus mettre en doute les dispositions hostiles de nos principaux adversaires, qui avaient expliqué notre immobilité par notre impuissance, nos ménagemens et notre attitude débonnaire par la crainte qu’ils nous inspiraient. Ahmadou, qui avait semblé se résigner à ses défaites, devenait hautain et provocant, et forçait son frère Montaga, roi du Kaarta, à régler sa conduite sur la sienne. Un ennemi plus dangereux, Samory, chef énergique et intelligent, mettait nos tergiversations à profit. Il envahissait la rive gauche du Niger, s’avançait presque jusqu’aux portes de Bamako, en occupant Sibi. Du même coup les populations qui avaient accepté notre protectorat, et que nous avions promis de secourir, s’indignaient de se voir livrées à la merci du plus brutal des conquérans. Elles se demandaient si, en se donnant à nous, elles n’avaient pas déserté le camp