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feraient certainement honneur au drapeau qu’on leur aurait confié.

L’inestimable avantage de cette création, ce serait de fournir ensuite la relève naturelle du corps expéditionnaire, la garnison stable disséminée sur les points de l’île où elle fixerait ses établissemens. Plus de soldats à envoyer de France ; et des colons dans une colonie, enfin! Sans doute, on verrait de terribles scandales : des groupemens français s’organisant sans le secours d’un sous-préfet, occupant de la terre sans le congé d’un receveur de l’enregistrement, vidant leurs différends devant des juges élus par eux, peut-être même avec des coutumes nées des besoins locaux et non inscrites dans le code Napoléon. On verrait tous ces scandales, et, de plus, un miracle si invraisemblable que je ne l’attends pas : un gouvernement français, héritier de Philippe le Bel et des autres, consentant à laisser agir une force libre et spontanée, hors de toute tutelle. Cela s’est vu, pourtant, dans notre passé colonial ; cela se reverra, si nous devons avoir un avenir vraiment colonial. Et jamais on ne retrouvera un champ d’expériences comme Madagascar : une île habitable, un climat supportable pour l’Européen, pas de grand voisinage, pas de complications diplomatiques à redouter, complète liberté d’agir.

Aujourd’hui, l’idée que des hommes puissent réussir dans une action militaire sans que le supérieur ait compté d’avance leurs boutons de guêtre sur le papier, — sur un papier qui se trouve rarement d’accord avec la réalité, — l’idée qu’ils puissent faire prospérer une exploitation sans que l’arpenteur ait mesuré leurs champs, cette idée ne peut venir qu’au passant arrêté devant le groupe de Rude, à l’Arc-de-triomphe ; il se rappelle notre histoire: à toutes les époques, surtout dans les sociétés un peu veules, un peu sceptiques, un peu désillusionnées sur elles-mêmes, il retrouve ces interventions soudaines de l’âme populaire, s’échappant de la symétrie officielle comme ce groupe désordonné s’échappe des lignes architecturales, pour apporter des forces neuves à l’accomplissement des choses neuves. — Pensée coupable et révolutionnaire! diront les honnêtes gens, ceux qui ne bougent pas. — Aux colonies, ce n’est pas dangereux. Quel admirable progrès, quelle aise inexprimable pour les gouvernemens, si, à défaut d’autres produits à exporter, nous passions tous sur les colonies ce que nous avons d’esprit révolutionnaire !


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.