Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/689

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

borner au système des « petits paquets » ; il ne sut jamais choisir franchement entre la direction civile et la militaire, il permit à un personnel administratif mal recruté d’éterniser les conflits, les brusques essais de méthodes contradictoires. Ces fautes, rendues peut-être inévitables par la disposition des esprits en France, nous ont fait perdre dix ans; elles n’enlèvent rien au mérite et à la justesse de la pensée initiale. — Au Soudan, le gouvernement n’eut qu’à laisser faire ce qu’il n’aurait pas été en son pouvoir d’empêcher; l’ardeur de nos officiers et l’attraction du vide, cette loi qui régit fatalement les phénomènes d’expansion coloniale, nous entraînaient chaque année plus avant dans les pays du Niger.

Parallèlement à ces grands efforts du pouvoir central, une initiative particulière chaque jour plus remuante et plus hardie jetait sur l’Afrique des légions d’explorateurs, de savans, d’aventuriers au meilleur sens du terme, qui allaient jalonner de pavillons français les territoires inconnus ou inoccupés. L’esprit public, naguère si prévenu contre la pénétration en Asie, n’avait que des complaisances pour la pénétration en Afrique ; on célébrait le lac Tchad autant que l’on avait maudit le Fleuve Rouge. La France ressentait visiblement la joie morale et physique, la fière volupté du blessé qui recommence à marcher, n’importe où, alors même qu’il ne peut pas encore remonter l’escalier de sa maison. L’émulation internationale s’en mêlait : d’autres peuples nous serraient de près dans « la course aux colonies ». L’Angleterre, surprise d’abord comme un fumiste piémontais qui rencontrerait dans une cheminée des ouvriers d’autre nationalité que la sienne, l’Angleterre doublait les étapes pour défendre son monopole séculaire. L’Allemagne, la Belgique, l’Italie réclamaient leur part, et très large. Le mouvement d’expansion fut consacré, il devint à la fois plus tentant et plus dangereux, quand les hautes puissances se crurent obligées de le régulariser par des traités solennels, avant et pendant l’année 1890.

J’essayais à cette date de résumer ici[1] les progrès de l’invasion européenne et française en Afrique, les causes politiques et sociales du phénomène, les conséquences qu’il devait porter dans un prochain avenir. Depuis quatre ans, les événemens ont marché avec une vitesse qui a dépassé des prévisions taxées de témérité en 1890. Les explorations, les expéditions, les traités se sont succédé sur toute la surface du continent noir. Nous avons pris Tombouctou, nous descendons le Niger, nous étendons nos incursions forcées dans la boucle du fleuve. On fait chaque année le serment officiel

  1. Les Indes noires, dans la Revue du 1er novembre 1890.