Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/688

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La folie héroïque de Francis Garnier a communiqué aux imaginations un ébranlement inaperçu d’abord, et dont les effets progressifs se sont manifestés plus tard. Le gouvernement d’alors n’y comprit rien, rendons-lui cette justice qu’il faut rendre souvent aux gouvernemens. Comment l’en blâmer? Absorbé par le cruel souci de panser nos blessures, il vit avec effroi cette lointaine déperdition de forces du convalescent. Il trancha en pleine fleur cette poussée de gloire importune. Si Garnier ne fut pas arrêté par des soldats français, comme Beniowski l’avait été à Madagascar, il fut mal appuyé, on le laissa périr faute d’un secours dépêché en temps utile. Après sa mort, on enterra très profondément le héros et son exploit, on pria les Annamites d’oublier la liberté grande qu’il avait prise. Cet homme avait « manqué de modération et de mesure. » Tel était le jugement, d’un beau style rond de cuir, que portait encore sur lui un directeur des Colonies, en 1879. Des résultats acquis par ce coup d’audace, la prudence administrative retint juste ce qu’il fallait pour créer une source de graves difficultés à l’avenir.

Cependant le branle était donné aux aventureux. Au cours des années suivantes, Brazza et ses compagnons parcouraient l’intérieur du Gabon et s’établissaient sur le Congo, non plus seulement en explorateurs scientifiques, mais en acquéreurs de territoires qu’ils assuraient à la France par des traités. Au Sénégal, les disciples de Faidherbe, les capitaines Mage et Gallieni, les colonels Borgnis-Desbordes, Combes et Frey, reculaient nos possessions sur le haut-fleuve, ouvraient et nettoyaient la route du Niger, pénétraient dans la boucle défendue par ce grand cours d’eau, ébauchaient en un mot notre empire actuel du Soudan.

Sur ces entrefaites, le parti républicain arrivait aux affaires. Ses chefs les plus avisés comprirent vite qu’ils devaient remplacer le prestige des grandes victoires diplomatiques, impossibles avec une Europe réservée ou hostile, par un prestige d’une autre nature, celui que leur donnerait un rapide mouvement d’expansion extérieure. Cette conception nous conduisit d’abord à Tunis, où le devoir de maintenir notre situation méditerranéenne nous appelait impérieusement; elle ne fut pas assez persuasive pour nous mener en Égypte, hélas ! Elle nous poussa ensuite au Tonkin, où les complications accumulées entre la catastrophe de Francis Garnier et celle du commandant Rivière nous plaçaient dans ce dilemme : l’évacuation ou l’action. L’honneur, — je crois que ce sera le mot définitif de l’histoire, — l’honneur de notre établissement irrévocable au Tonkin revient comme on sait à la ténacité de M. Jules Ferry. L’action fut mal engagée, mal poursuivie; devant la résistance du Parlement et de l’opinion, le gouvernement dut