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di persona, n’y peut plus passer qu’en simple chemise. Les trois chevaliers du banc se divertissent, durant les beaux jours, à leur château de campagne, qu’entoure « un beau fossé, avec un beau pont-levis. » Master Polo se présente, en grande compagnie, à la tête du pont; ils le relèvent, et le seigneur de Romagne s’en retourne, tout penaud, à la ville. Les chevaliers de Henri, fils rebelle du roi d’Angleterre et patron du fougueux Bertrand de Born, volent effrontément la vaisselle d’argent de leur maître, et, une belle nuit, pillent sa chambre à coucher et lui retirent du corps jusqu’à sa couverture. Une autre fois, c’est au trésor du vieux roi Henri II qu’ils s’attaquent, et, quand la piraterie est achevée, le jeune prince partage entre eux les monnaies d’or et les vases précieux. Guillaume de Bergadam, chevalier provençal, se vante d’être l’amant de toutes les nobles dames de la contrée, qui se réunissent pour le bâtonner. Rinieri de Montenero, « chevalier de cour », en Sardaigne, se contente d’une seule dame. Le mari le fait chasser de l’île par le seigneur d’Alborea. Il reparaît bientôt, sans vergogne, monté sur un roussin maigre, et, par un mot bouffon, désarme la justice du suzerain. Mais ici, ne sommes-nous pas à mille lieues du monde des troubadours?

Nous sommes plus loin encore de la croisade. Le héros des Novelle antiche, après Frédéric II, n’est autre que Saladin, le terrible Soudan d’Egypte qui battit Lusignan, arracha aux chrétiens Jérusalem et la Palestine et força l’Europe à entreprendre la troisième croisade. Les qualités chevaleresques de Saladin étonnèrent le moyen âge, qui nous a laissé sur le prince musulman une légende très riche. Il est intéressant d’y signaler un double courant de traditions. Les plus anciennes sont hostiles au Soudan; elle se révèlent dans le Novellino par une perfidie que déjoue heureusement le roi Richard d’Angleterre. Celui-ci ayant reçu du Sarrasin un beau cheval, le fit monter d’abord par un de ses chevaliers : le cheval fila tout aussitôt vers le camp des infidèles. Mais le conteur adopte, pour les autres récits, la tradition favorable, celle que Dante a lui-même acceptée. Dans les limbes où les nobles âmes païennes converseront éternellement, en une demi-béatitude, à l’ombre des arbres, au bord d’une belle rivière, le poète a placé Averroès, « qui fit le grand Commentaire », et seul, à part, dédaigneux ou farouche, Saladin:


Solo in parte vidi il Saladino.


C’était, dit le Novellino, « un très noble seigneur, preux et libéral. » Parmi ses prisonniers, était un chevalier chrétien qu’il aimait beaucoup et traitait en ami. Un jour, celui-ci parut très mélancolique ; Saladin l’interrogea : « Messire, je me souviens de