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caprice de la mer. La demoiselle, « morte du mal d’amour », est ainsi bercée et lentement portée par les vagues jusqu’aux rivages de Chamelot, en face du palais d’Artus. Le roi et ses chevaliers, surpris de voir flotter le navire mortuaire, où n’apparaît aucune personne vivante, accourent et trouvent sur sa couche virginale la triste voyageuse. On tire cette lettre d’une bourse attachée à sa ceinture : « A tous les chevaliers de la Table-Ronde, les meilleurs du monde entier, la damoiselle de Scalot, salut. Si vous voulez savoir pourquoi je suis venue à ma fin, c’est par le meilleur et le plus traître chevalier du monde. Monseigneur Lancelot du Lac, que je n’ai pas su si bien prier d’amour qu’il eût de moi pitié. Ainsi, hélas ! je suis morte pour avoir trop ardemment aimé, comme vous le pouvez voir. »

Le début d’une autre nouvelle rappelle une histoire très gaie de Boccace et de La Fontaine. La scène est en Bourgogne, dit un manuscrit; en Bretagne, dit un autre. Un pauvre valet, aussi stupide que beau, est aimé tour à tour par toutes les femmes de la comtesse Antioccia, puis par la comtesse elle-même. Mais le comte, moins naïf que le roi Marc, surprend l’intrigue coupable, et le fabliau tourne brusquement à l’horrible. Le mari tue l’amant et fait cuire son cœur dans une tourte. La comtesse et ses suivantes mangent la tourte. « Comment l’avez-vous trouvée? » interroge le comte. — « Excellente, » répondent toutes les dames. — «Je le crois bien: vous aimiez si fort Domenico vivant, mort il devait vous plaire encore! » La comtesse et les autres femmes comprirent que leur honneur était perdu. Elles entrèrent en religion et bâtirent un monastère qui prospéra et devint très riche. Ici, l’histoire prend encore une figure nouvelle et se soude à un conte qui reparaît lui-même, isolé, au Novellino. Ce couvent de grandes pécheresses s’est converti en abbaye de Thélème, mais beaucoup plus joyeuse que ne sera celle de Rabelais. Il n’est point de gentilhomme chevauchant à travers la campagne que la dame abbesse n’invite à passer dans sa maison un jour et une nuit. Le chevalier entre, et, parmi les nonnes rangées le long du cloître, il choisit celle qui lui servira de page assidu jusqu’au lendemain. Et, jusqu’au matin, tout marche à ravir pour l’imprudent voyageur. Mais, au moment du départ, les bonnes dames lui présentent une fine aiguille et un fil de soie : si, en trois essais au plus, il n’a pas enfilé l’aiguille, elles lui retiennent tout son équipage, vêtemens, cheval, argent, et il sort tout déconfit et à peu près nu de ce monastère campé au coin d’un bois.

On entrevoit, en tout ceci, un sentiment bien pessimiste. L’amour, en Bourgogne aussi bien qu’en Bretagne, est une fâcheuse maladie du cœur et des sens. Il conduit à la mort, à la