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fort acceptables. Le Novellino est des premières années du XIVe siècle ou des dernières du XIIIe. Les nouvelles renfermant des noms de personnages se rapprochant du milieu du XIVe siècle appartiennent à un manuscrit suspect, le Borghiniano. Le scribe ou l’auteur est Florentin. La langue est le pur et nerveux toscan de l’époque dantesque. Les quelques contes de mœurs populaires ou bourgeoises qui sont en ce livre nous ramènent toujours à Florence. L’œuvre n’est point d’un lettré de profession, rhéteur ou poète, tels que furent Brunetto Latini ou Barberino, mais plutôt d’un marchand, d’un popolano d’art majeur, bien au courant de la culture générale de son siècle et qui s’était proposé l’amusement des cortigiani, barons et prélats, plutôt que l’édification des gens de petits métiers. M. d’Ancona est même très près de reconnaître la plume d’un gibelin dans ce Bouquet de gentil langage. Il y a bien un peu de contradiction dans la nature de ces deux personnages, un bon marchand de Florence et un gibelin, la grosse bourgeoisie florentine étant guelfe dès le berceau et préférant le protectorat du pape, à qui elle prêtait de l’argent à gros intérêts, à l’amitié de l’empereur, dont les trop fréquens pèlerinages à Rome ruinaient, trois ou quatre fois par siècle, l’Italie.

Dans ce problème du Novellino, la recherche obstinée de l’éditeur responsable est un grave embarras. Il arrête notre attention trop loin de ce très curieux phénomène, le génie italien se détachant, personnel et libre, du moyen âge européen. Que le scribe du manuscrit premier soit ou ne soit pas un écrivain de profession, dès lors qu’il n’est pas l’inventeur de ses contes et qu’il les a pris partout où il les a rencontrés, la curiosité de le découvrir me parait assez vaine. Ce qui m’intéresse davantage, ce sont les multiples points de départ de toutes ces nouvelles et l’instinct obscur de la race et du siècle qui les a poussées, à un moment précis, du côté de Florence. En réalité, c’est l’Italie elle-même qui a composé ce livre vers le temps où son plus grand poète jetait aux fournaises infernales tous ses ennemis politiques et un bon nombre de ses plus chers amis. En vouant à l’infamie non plus des crimes ou des vices abstraits, mais des damnés historiques, Dante sortait, lui aussi, du moyen âge et changeait la vision traditionnelle des régions diaboliques en un pamphlet, le plus bouillonnant de passion personnelle qui ait jamais été écrit. L’Italie a tiré du grand courant européen un grand nombre de ses Novelle antiche ; mais elle y ajouta plus d’une histoire tout à fait neuve, les plus précieuses du recueil. Quelques-unes, parmi ces Nouvelles, sont encore bien archaïques de forme et de pensée, mais beaucoup sont déjà vivifiées de naturalisme florentin ; c’est l’art vivant de Giotto qui succède à la raideur inerte de Cimabue ; plusieurs, enfin, semblent