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une Nuits, où l’on voit un adolescent, fils de roi, calomnié d’une façon odieuse et condamné au dernier supplice ; mais d’habiles parleurs finissent par endormir la colère paternelle et sauver le jeune prince à force d’histoires divertissantes. Quelques peuples de l’Occident rajeunirent la fable séculaire et y mirent la couleur de leur civilisation. Pour la France scolastique, un moine lorrain du Xie siècle, puis un trouvère, refondent le texte primitif français et imaginent, le moine en langue latine, le trouvère en langue de oui, le conte de Dolopathos, où l’on voit Virgile, clerc, docteur et prédicateur, chaudement enveloppé dans sa chape fourrée, qui tient école de grammaire et de logique avec le sérieux d’un maître de la rue du Fouarre. L’Italie, préoccupée des perpétuelles misères du Saint-Père de Rome, inquiétée par les incursions sarrasines, et toujours séduite par les vagues souvenirs de son passé latin, invente le siège de la ville sainte par sept rois sarrasins, que le bon Janus, le plus avisé des Sept Sages, épouvante et convertit à la vraie foi, en montant en haut d’une tour, déguisé en diable, avec une langue couleur de feu, des yeux rouges comme braise et une robe toute mouchetée de queues d’écureuils.

Le conte européen dégénérait ainsi volontiers en conte de nourrice. Deux nations d’esprit très alerte, la France et l’Italie, se lassèrent un jour de cette communauté littéraire. La France ironique et bourgeoise du nord de la Loire sortit la première de l’état d’indivision ; elle s’attribua le domaine du fabliau, et y goûta des heures fort joyeuses. Le fabliau remplirait à lui seul une très respectable bibliothèque. Mais il dura moins de deux siècles, et son domaine était bien étroit : il amusait, après boire, les chevaliers et le tiers-état par le récit de mésaventures ou de bonnes fortunes dont les vilains ou les gens d’Église étaient presque toujours les héros. Le fabliau disparaît vers le milieu du XIVe siècle, et renaît plus tard sous la forme soit de la nouvelle en prose, soit de la farce dramatique. Les Cent Nouvelles nouvelles, recueillies à la cour du dauphin, le futur Louis XI, sont le monument le plus littéraire de cette renaissance. Mais, ici, l’écrivain n’est guère plus inventif que son ancêtre le trouvère. S’il emprunte quelques histoires à Boccace ou au Pogge, il revient toujours plus volontiers à la vieille fable gauloise, au mari trompé et peu content, à la femme, très fine mouche, qui trompe tour à tour le mari et l’amant, au moine, au pauvre moine errant qui tente d’égayer par diverses sortes de gourmandises la mélancolie de son pèlerinage terrestre. Des Cent Nouvelles à l’Heptaméron, de Marguerite de Navarre à La Fontaine, ce sont toujours les mêmes motifs, joués, il est vrai, en musique de plus en plus italienne et de plus en