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Des larmes lui vinrent, et il les laissa couler librement à travers ses rides et jusqu’à sa lèvre pendante. Il pleurait ainsi devant Dieu ces belles créatures ressemblantes à Dieu. Car, exerçant jusqu’au bout le droit de les aimer, il réclamait cette douleur comme une part de son ministère; et les ayant suivis, prêches, consolés, absous, il ne lui restait vraiment qu’à les pleurer.


XI

A dix mètres en deçà du bois des zouaves, le général de Sonis gisait encore, le des contre sa selle, dans la posture où son officier d’ordonnance l’avait laissé. Sa tâche était achevée : il déposait son commandement avec ses forces ; à peine percevait-il par instans le roulement affaibli de son artillerie, qui s’éloignant dans la nuit, s’en allait du moins avec tous ses canons, et passait entière aux mains d’un nouveau maître. Lui demeurait là, attaché à sa misère; le moindre mouvement qui ébranlait son corps réveillait dans sa cuisse brisée d’intolérables souffrances ; mais l’excès même des douleurs produisait en lui une émotion intense qui ressemblait à de la joie. C’était la fin, sans doute, et la mort secourable allait arriver, puisque les secours des hommes n’arrivaient pas. Pourtant, un soldat d’une patrouille allemande, se penchant pitoyablement vers lui, venait de verser dans sa bouche quelques gouttes d’eau-de-vie et de murmurer à son oreille, comme un secret, ce mot de Kamerad! si étrangement commun aux vocabulaires de ces deux peuples instruits à se haïr. Lui, faisant mieux que répondre, avait silencieusement remercié en levant le doigt vers le ciel. Depuis lors, ses yeux restaient fixés sur ce port d’en haut : les phénomènes de la terre n’intéressaient plus sa conscience réfugiée en Dieu, hâtée par ses désirs et qui devançait son âme vers le lieu de l’éternel repos. Des ambulanciers ennemis parurent et vaquèrent à leur office; on ne les discernait pas dans l’ombre, mais leurs lanternes volumineuses traçaient capricieusement leurs circuits à mesure qu’ils ramassaient les blessés et qu’ils entassaient les morts. Sonis se tut fièrement, ne voulant pas de remède allemand sur sa blessure allemande. Puis vinrent des maraudeurs qui pillaient les cadavres, et par endroits achevaient les mourans. Ceux-là auraient pu le tuer, et lui leur eût dit merci ; mais soit qu’ils ne le vissent point, soit que l’expression sainte de sa face et le brillant harnais sur lequel il était appuyé les remplissent de crainte, ils passèrent en laissant la vie au martyr.

Alors ce fut la nuit lugubre et mortuaire. L’incendie du village et le clair de lune illuminaient deux fois ce cimetière où des