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les zouaves criaient : En avant! mais ne débouchaient pas. Il leur manquait un commandement ou un exemple. Le colonel, en courant et boitant devant eux, le sabre pointé vers l’obstacle, les entraîna; ils étaient cinquante autour de l’étendard; tout à coup, il s’abîma. Jacques de Bouille, se jetant vers son père, hérita de lui l’emblème sacré; il l’éleva par-dessus sa tête en criant : « Vive la France! » Cependant, les autres, d’une seule masse, se jetaient tête-bêche contre le mur allemand. Ils l’atteignirent et le percèrent; mais l’étendard, que Jacques de Bouille n’avait pas porté jusqu’au bout du calvaire, et qui tombait pour la dernière fois avec Traversay, s’arrêta devant la ligne ennemie comme s’il eût répugné à sortir du camp français. Le Père voulut s’élancer et le relever; mais l’horreur le cloua sur place, car il venait de voir l’extrémité même de l’entreprise et le dernier geste de la troupe. Le rang qu’ils avaient ouvert s’était refermé sur eux comme une gueule; ils venaient de disparaître là, définitivement perdus. Perdus aussi pour l’histoire, car nulle chronique ne récite leurs noms, comme nulle sépulture n’a distingué leurs corps, obscurément jetés dans la fosse commune : la raison latente qu’on trouve au cœur des choses empêche, par le désordre même de ces faits tragiques qu’on n’aille jusqu’au bout de leur connaissance; elle laisse dans cette inconscience d’où n’émergent pas nos mauvais rêves ces délires sanglans qui sont les cauchemars de l’humanité.

Les deux bataillons prussiens prononçaient leur contre-attaque au son du tambour; la musique allemande ramenait les nôtres, expulsés de ce terrain français. En même temps, car ces grands actes se défont vite quand ils n’ont pas réussi tout d’abord, les troupes voisines rétrogradaient avec les zouaves; la batterie de mitrailleuses, qui ne pouvait plus se pointer dans l’obscurité, entamait au pas sa lente retraite et s’en allait devant comme une maîtresse d’école en indiquant l’allure du retour. Les blessés, qui commençaient de crier à l’aide et de se dresser, portant aussi haut leurs regards anxieux que le permettaient leurs membres brisés, pouvaient voir au loin les têtes des canonniers, noires et mouvantes sur le ciel qui s’éteignait. C’en était fait : les zouaves pontificaux avaient échoué. Mais quant au résultat de la bataille totale et suivant le jugement que la génération présente peut prononcer, ils avaient réussi. Car la demi-heure précieuse qu’il fallait gagner était conquise et payée de leur sang ; les Bavarois s’arrêtaient à Loigny; le 16e corps couchait sur ses positions. Plus encore, la victoire allemande restait grosse d’une revanche française. Car la question débattue ce jour-là par les armes étant