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Tours et prescrivait la retraite immédiate vers la forêt de Marchenoir. On repartait en pleine nuit, et la débandade commençait d’éparpiller le 17e corps dont des lambeaux seulement atteignaient au matin les cantonnemens d’Ecoman, Saint-Léonard, Vievi-le-Rayé.

— C’est ma faute... songea Sonis, se chargeant une fois de plus d’un malheur auquel son initiative n’avait pourtant que peu de part. Car telle était son âme, qu’il acceptait la responsabilité sans réclamer le commandement, et qu’errant avec vingt mille soldats sous un amoncellement de causes orageuses, il voulait être la seule victime des événemens ou des hommes, et protéger entièrement ceux qu’il ne dirigeait qu’à demi.

Tout à coup la canonnade s’arrêta de battre ses oreilles, et la rupture de cette impression longtemps prolongée et devenue coutumière rompit aussi le fil de ses réflexions. Il cessa de fixer les yeux vers l’horizon jaloux d’où venait maintenant le mystérieux silence, il leva plus haut sa tête obéissante, et dit à son Maître : « Que votre volonté soit faite!... »

La nuit opaque était tombée; la campagne désertée et la troupe frileuse se taisaient également autour de lui : pas un bruit de la terre n’empêchait de monter à Dieu la prière de ce soldat.


II

La mère du tromba Colossandri, une paysanne têtue, l’amenant une fois à Rome pour qu’il fût soldat du Pape, l’avait confié spécialement au Père, qui depuis lors possédait en ce garçon un serviteur attentif et bénévole.

On ne pouvait désirer domestique plus alerte ni figure plus avenante. Il était petit, de traits et de teint romains ; ses yeux ardens et doux éclairaient ses joues mates; il riait sans cesse, courait plutôt qu’il ne marchait, travaillait moins qu’il ne se jouait. Toujours en action, il savait fabriquer des objets avec son couteau, prendre des oiseaux au piège, préparer la soupe, coudre, astiquer ; il avait appris depuis le commencement de la campagne à panser les chevaux, à les atteler, à sonner dans sa trompette tous les airs de l’artillerie et ceux de la cavalerie. Au surplus, ses fonctions près du Père étaient nombreuses : il l’éveillait les matins, bouclait sa valise et la portait au fourgon, préparait son autel, servait sa messe; le soir, il touchait ses rations, ou, si le service d’approvisionnement ne fonctionnait pas, il travaillait et réussissait à lui découvrir quelque provende.

Mais cette fois, dans ce village éteint et verrouillé de Saint-Péravy, la question du souper lui paraissait entièrement insoluble.